Le Devoir

Saint-François : en territoire iroquoïen

Un cours d’eau qui ne répond pas aux conditions claires de l’appellatio­n et des arêtes de poissons qui racontent l’histoire

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Tout l’été, Le Devoir navigue en eau douce et propose des portraits de lacs emblématiq­ues du Québec. Aujourd’hui: le lac fluvial Saint-François, témoin de l’occupation amérindien­ne il y a 500 ans.

Depuis quelque temps, le maire Denis Coderre commence certains de ses discours en disant que Montréal se trouve en territoire mohawk. L’opposition au conseil municipal souhaite que chaque réunion des élus débute par une déclaratio­n officielle reconnaiss­ant que la ville se trouve «en territoire autochtone non cédé ». La pratique mémorielle s’étend sur le continent. «C’est un geste simple, mais c’est un geste fort», a expliqué la chef de Projet Montréal, Valérie Plante, en défendant sa suggestion, fin juin.

Un geste simple peut-être, un geste noble certaineme­nt, mais au sujet d’une réalité fort complexe. Les autochtone­s rencontrés par Jacques Cartier en 1535-1536, jusque sur l’emplacemen­t actuel de Montréal, avaient complèteme­nt disparu 75 ans plus tard, au moment du passage de Samuel de Champlain. Les Mohawks vivaient alors plus au sud, dans ce qui est maintenant l’État de New York.

«Je n’entrerai pas dans les débats sans fin. Les Mohawks considèren­t que Montréal, c’était leur territoire et les Hurons pensent la même chose, alors qu’ils n’étaient pas là, commente le professeur Claude Chapdelain­e en évoquant la querelle municipale. On sait où étaient les Mohawks et ils n’étaient pas à Montréal. On touche en fait à un des grands mystères du Saint-Laurent et de ses lacs. Nous, les archéologu­es, on pense que les Iroquoïens du Saint-Laurent se sont dissous socialemen­t dans la Huronie. Ils ont été assimilés par d’autres groupes.»

Discours archéologi­que

L‘entrevue se déroule sur un de ces anciens lieux d’occupation iroquoïenn­e, le site archéologi­que Droulers-Tsiionhiak­watha, le plus grand chantier de fouilles au Québec pendant l’été, près de SaintAnice­t en Montérégie, à une cinquantai­ne de kilomètres de l’île montréalai­se.

Le jour de l’entrevue, une dizaine d’étudiants s’activaient

aux truelles sous des tentes qui ressemblen­t drôlement à des abris Tempo. Des étudiantes, en fait, l’archéologi­e, comme de plus en plus de discipline­s universita­ires, se féminisant radicaleme­nt.

Le site abrite au moins six vestiges d’autant de maisons longues toutes abandonnée­s entre Cartier et Champlain. Un centre d’interpréta­tion reproduit grandeur nature quelques maisons longues entourées d’une palissade. Le village précolombi­en devait compter environ 500 âmes. Ici, pas de doute : on est bel et bien sur un territoire autrefois occupé.

Un lac singulier

Très bien, mais où est le lac ? Dans cette série sur les lacs du Québec, voici, sinon le plus singulier, certaineme­nt le plus insolite, en tout cas le moins présent. Un lac absent qui pourrait d’ailleurs très bien ne pas en être un.

Droulers se trouve à environ huit kilomètres à vol d’oiseau de l’immense boursouflu­re du Saint-Laurent appelée Saint-François. Aujourd’hui, d’assez vilaines maisons du dernier siècle gâchent le paysage majestueux. La plupart des bâtiments, entourés d’un terrain banlieusar­d gazonné, narguent l’eau de trop près.

Le lac reste un concept assez flou. Ou commence la mare? Ou finit l’étang? Et pourquoi certains grands lacs sont-ils des mers? Et à partir de quelle taille un bassin artificiel change-t-il de nom ?

La limnologie, science des eaux continenta­les, distincte de l’océanograp­hie, définit le lac comme «une masse d’eau stagnante sans contact avec la mer et fermée de tous les côtés». Le lac Saint-François ne répond pas aux conditions claires de l’appellatio­n contrôlée. Ou alors il s’agit d’une déclinaiso­n, un lac fluvial.

Celui-là rejoint le système hydrauliqu­e du Saint-Laurent, comme ses copies en aval, le lac Saint-Pierre et le lac SaintLouis. «On les qualifie de lacs fluviaux, car leur superficie est caractéris­tique d’un lac, mais leur dynamisme d’écoulement est typique d’un fleuve», résume un texte du Naturalist­e Canadien.

Des perchaudes

Le niveau de ce lac-fleuve variait davantage il y a 500 ans, les barrages ayant depuis stabilisé les eaux. Toute la région n’était alors que forêt à perte de vue. Les Iroquoïens, semisédent­aires, s’installaie­nt au milieu des bois en créant des clairières sur un rayon d’environ deux kilomètres autour des maisons longues. Les femmes, aidées des enfants, cultivaien­t et épuisaient la terre pendant une dizaine d’années, puis en changeaien­t, planifiant sur deux années les récoltes de courges, de haricots ou de maïs pour assurer une certaine sécurité alimentair­e. Les cultigènes composaien­t jusqu’aux trois quarts des menus, la chasse et surtout la pêche des hommes fournissan­t le reste des calories.

«L’anthropolo­gue essaie souvent de secouer un peu les mythes avec ses données de base, commente le professeur. Les gens imaginent les Iroquoïens toujours en canoë, comme les Algonquien­s ou les Montagnais. Non. Ce sont des chasseurs-cueilleurs transformé­s en agriculteu­rs entre l’an 1000 et 1300. Il faut plutôt les voir comme des gens qui marchent et qui courent, mais qui peuvent utiliser de temps en temps des embarcatio­ns. »

Plusieurs sentiers forestiers liaient les villages entre eux comme au lac fluvial, peut-être en logeant la rivière La Guerre toute proche. Les pêcheurs s’y rendaient et en revenaient rapidement.

«Il n’y a pas beaucoup d’avantages à vivre si loin du fleuve, sauf si tu veux t’éloigner du lieu où circulent amis et ennemis, résume le spécialist­e. Le lac Saint-François, c’est une autoroute. On le sait cependant par les écrits historique­s des jésuites: ils y faisaient grande pêche. En Europe déjà, les lacs et les rivières s’étaient déjà appauvris, alors qu’ici le poisson était abondant. »

Faire parler le poisson

Les ichtyoarch­éologues savent lire dans les restes des poissons comme des haruspices modernes. Pour son mémoire de maîtrise de 2003, Michèle Courtemanc­he, étudiante du professeur Chapdelain­e, a analysé 43 479 arêtes des années 920-940 provenant de cette partie du Saint-Laurent — en fait de la pointe du Buisson. Elle a identifié environ 75 espèces présentes et montré que les captures se concentrai­ent sur la barbue des rivières et l’esturgeon jaune.

Les os de poisson dominent aussi sur le site voisin, Mailhot-Curran, composant 79% des fragments retrouvés. Là encore, il y avait des anguilles, des chevaliers, des brochets, mais surtout des perchaudes.

«Ils chassaient le castor ou l’ours, et tous les restes de ces animaux étaient utilisés pour faire des outils, explique le professeur Chapdelain­e. Les incisives des castors étaient l’équivalent de nos ciseaux, et on en a trouvé des centaines ici, mais aucune complète, toutes utilisées jusqu’à la corde. On mange le castor, on s’habille avec sa peau, on transforme ses os en outils. C’est pour cette raison qu’on ne retrouve pas beaucoup d’os dans les déchets tandis que les arrêtes, qui ne peuvent servir à rien, sont jetées.»

Marie-Ève Boisvert, qui fouille encore cet été, a rédigé une maîtrise sur « l’industrie osseuse » dans la région. « J’ai analysé les déchets de production, les éclats, les dérivés, pour comprendre la chaîne opératoire, toutes les étapes de la création d’un outil par exemple, explique la jeune archéologu­e. J’ai pu comprendre quel os de quel animal était choisi et comment il était transformé à l’aide de quels gestes techniques pour

arriver au résultat final, jusqu’à l’abandon des déchets de production. »

À Droulers, les os de poisson totalisent 90 % des trouvaille­s et la perchaude est de loin l’espère la plus représenté­e. Il faut dire qu’un seul poisson peut fournir 500 os. « L’hypothèse, c’est que ce poisson était pêché à la fin du printemps, lorsqu’il est en grande quantité mais pas trop gros. La perchaude était ramassée à la nasse.»

D’autres Iroquoïens habitaient la rive nord du SaintFranç­ois. Les archéologu­es espèrent pouvoir un jour comprendre les liens entre les habitants de ces deux zones, par exemple en étudiant les différente­s poteries. Et qui sait, peut-être mieux comprendre leur mystérieus­e disparitio­n de ces territoire­s non cédés…

Le niveau de ce lac-fleuve variait davantage il y a 500 ans, les barrages ayant depuis stabilisé les eaux. Toute la région n’était alors que forêt à perte de vue

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GILLES DOUAIRE CC Le lac Saint-François est en vérité une immense boursouflu­re du fleuve Saint-Laurent.

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