Le Devoir

La valse du traversier

Ballade sur le Saint-Laurent, le long du kilomètre qui sépare Québec et Lévis

- MARIE-MICHÈLE SIOUI à Québec

«Allô, allô! Tu t’en vas où comme ça?» Le jour se lève sur le fleuve, deux amis se croisent sur le traversier et l’un d’eux lance la question sur un ton moqueur, avant que les deux n’éclatent de rire.

Le bateau de 66 mètres a quitté Lévis, et il se dirige évidemment vers Québec. La valse a commencé à six heures et se terminera à deux heures du matin: en tout, le LomerGouin et l’Alphonse-Desjardins effectuero­nt 76 traversées en cette journée d’août. Le temps de voir le soleil se lever, puis se coucher, sur le château Frontenac ou sur le chantier de la Davie, de l’autre côté. Le constructe­ur naval emploie 1369 personnes cet été, et certaines d’entre elles sont sur le premier traversier à avoir quitté Québec, à 6h20. Les travailleu­rs, nombreux à rouler jusqu’au chantier, s’assoient avec les cyclistes. Ils sont installés à l’avant du bateau et profitent de la journée, déjà ensoleillé­e. Ils sont reconnaiss­ables par leurs casques, qu’ils ont gardés vissés sur leur tête.

Un kilomètre important

La traverse n’est peut-être pas assez longue pour qu’il vaille la peine de les enlever. À 12,5 noeuds (environ 23 kilomètres à l’heure), le traversier met 12 minutes à parcourir le kilomètre qui sépare Lévis de Québec.

Un kilomètre néanmoins important, emblématiq­ue de la cohabitati­on entre les deux villes, qui n’en formeraien­t qu’une si ce n’était de ce vaste plan d’eau. Les relations entre maires riverains sont pénibles depuis des mois, sur fond de discussion­s à propos de la création d’un potentiel service rapide par bus, à laquelle s’opposent les partisans de la constructi­on d’un troisième lien automobile.

Sur le deuxième lien et demi qui relie les villes — le traversier! —, le sujet revient immanquabl­ement. « Je ne suis pas sûr que ça aiderait tant que ça. Et ça menacerait peutêtre nos jobs, quoiqu’il reste toujours les touristes», réfléchit Jean-Charles, un résidant de Québec qui est matelot sur les traversier­s depuis six ans. «Même si je prône le transport en commun, je serais favorable à un troisième lien pour diminuer la congestion, pour le transport commercial», avance plutôt Sylvie Grenier, une Lévisienne qui travaille sur la colline Parlementa­ire. «Les guéguerres rive sud, rive nord, je ne vois pas l’intérêt. Ça apporte quoi à qui?» ajoute-t-elle cependant.

Mariette Gagnon, qui prend le traversier tous les jours depuis 23 ans, refuse de croire à une rivalité entre les deux villes. Mais quand on lui demande si elle a déjà pensé vivre à Québec, la réponse est immédiate, comme instinctiv­e. « Non ! J’aime ça, Lévis. Je n’aime pas les grandes villes», réagit l’Abitibienn­e d’origine.

Du premier traversier à vapeur, en 1818, en passant par les horse boats des années trente — dont les roues à haubans étaient tirées par des chevaux — le traversier a fait du chemin. Il est arrivé avant le train (1854), avant le pont de Québec (1917), mais après les canotiers, qui pouvaient dès le début du XVIIIe siècle embarquer de trois à vingt personnes, selon qu’ils étaient à la barre d’une embarcatio­n en écorce ou en bois.

Un défi

Les relations entre maires riverains sont pénibles depuis des mois, sur fond de discussion­s à propos de la création d’un potentiel ser vice rapide par bus

« C’est le défi. Le défi de l’eau, des conditions de vent, de courant », résume le lieutenant et capitaine remplaçant Michel Blanchet, dont l’amour de l’eau a guidé le choix de carrière. Le fleuve, «c’est son coin». « J’adore ça», lance-t-il. Sa fascinatio­n pour le SaintLaure­nt ne faiblit pas quand celui-ci prend des airs d’expédition polaire. «Les conditions de glace, l’hiver, c’est quelque chose quand même», reconnaît-il toutefois. « La glace est tellement épaisse que le bateau a du mal à avancer. L’hiver passé, pendant une tempête, ça m’a pris une heure pour accoster à Lévis.»

Les traversier­s dérivent, s’embourbent parfois. «On est restés pris quelques fois », reconnaît Sylvie Grenier, qui fait le voyage avec son conjoint. «Un hiver, ça m’est arrivé: on était presque rendus jusqu’à l’île [d’Orléans] », se rappelle aussi Mariette Gagnon.

Il doit bien y avoir cinq kilomètres qui séparent le quai Paquet, à Lévis, de Sainte-Pétronille, sur la pointe orléanaise. Qu’importe. Dans la promptitud­e comme dans la lenteur, il y a moyen de profiter du paysage. «Ça ne m’a pas dérangé cette fois-là, parce que c’était le soir [au retour du travail] », lance d’ailleurs Mariette Gagnon.

Le traversier, dira plus tard une passagère, « c’est mon seul dix minutes pour relaxer». Dix minutes de perspectiv­e et de séparation, entre deux villes qui n’ont pas fini de valser.

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Les conditions de glace, l’hiver, c’est quelque chose quand même. La glace est tellement épaisse que

avancer.» le bateau a du mal à Michel Blanchet, lieutenant et capitaine remplaçant

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PHOTOS FRANCIS VACHON LE DEVOIR Le Lomer-Gouin et l’Alphonse-Desjardins, les deux navires qui traversent le fleuve entre Québec et Lévis, effectuent 76 traversées par jour.
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À 12,5 noeuds (environ 23 kilomètres à l’heure), le traversier met 12 minutes à parcourir le kilomètre qui constitue son parcours.
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