Le Devoir

Galeries Y a-t-il péril dans le marché de l’art?

Trois galeries qui disparaiss­ent, et la roue tourne. Celles de taille moyenne écopent les premières.

- JÉRÔME DELGADO

Depuis le début de 2017, les fermetures de galeries montréalai­ses se multiplien­t. En janvier, Joyce Yahouda mettait la clé sous la porte, disant vouloir se contenter de sa vitrine Web. À la fin de juin, Graff, après 35 ans en affaires, faisait le même choix. Entre ces deux annonces, Battat Contempora­ry rendait publiques ses intentions de cesser ses activités d’ici la fin de l’année.

À ces cas, il faut ajouter celui de la galerie Donald Browne, fermée un an plus tôt. L’édifice Belgo, considéré comme une pépinière de l’art contempora­in, abritait trois de ses enseignes. Y a-t-il péril dans le secteur ?

Non, rétorque le milieu. Oui, la situation est triste, mais il n’y a rien d’alarmant. «Il n’y a pas d’hécatombe. Pour trois galeries qui ferment, il y en a trois qui ouvrent», soutient le nouveau directeur de l’Associatio­n des galeries d’art contempora­in (AGAC), Nikolaos Karathanas­is. Il fait remarquer qu’il n’y a aucun point commun entre les décisions de Yahouda, de Graff et de Battat. Sinon que la concurrenc­e est des plus fortes.

«Parfois, il y a prise de risque avec le type d’oeuvres exposées; parfois, l’âge des galeristes entre en ligne de compte, note celui qui est arrivé à l’AGAC pendant l’été. Ce n’est pas facile avec toutes les nouvelles galeries. Et le bassin de collection­neurs ne grossit pas en proportion de [l’offre].» La diminution des budgets d’acquisitio­n est souvent dénoncée, notamment ceux des musées. Selon les chiffres partagés par trois de ces établissem­ents (Musée des beaux-arts de Montréal, Musée d’art contempora­in de Montréal, Musée national des beaux-arts du Québec), les achats se ressemblen­t d’une année à l’autre. Le nouveau modèle de financemen­t au Conseil des arts du Canada, dont la suppressio­n du programme Subvention­s aux musées à partir de 2018, laisse certains pessimiste­s.

Un phénomène internatio­nal

Andréanne Roy, une des rares historienn­es de l’art à s’être penchées sur le marché, ne croit pas que le Montréal des galeries en 2017 soit pire qu’hier. C’est la roue qui tourne, dit-elle. Et ailleurs, c’est pareil. « La fermeture de galeries est un phénomène internatio­nal. Il touche les galeries de taille moyenne, et non les mégagaleri­es, comme Gagosian, ni les plus commercial­es. Ce sont celles du segment médian qui finissent par s’essouffler.»

À Toronto, par exemple, Diaz Contempora­ry, qui représenta­it les Québécois BGL et Pierre Dorion, a tiré sa révérence à la fin de l’an dernier. Aux États-Unis, la galerie Mike Weiss, vers laquelle s’était tourné un certain Marc Séguin, a aussi fermé en 2016.

Le propriétai­re était las du cauchemar causé par le chantier voisin d’une tour à condos. En février 2017, la galerie Andrea Rosen, autre enseigne new-yorkaise, a laissé tomber les artistes vivants pour se concentrer sur le marché secondaire, moins risqué.

Les Graff et compagnie font partie de ces galeries de taille moyenne. Leur particular­ité, c’est de se trouver «prises en sandwich» entre ce que la doctorante de l’Université de Montréal désigne comme le « segment supérieur », les incontourn­ables et onéreuses foires, notamment, et le « segment inférieur », soit les ventes en ligne, plus nombreuses mais encore faibles.

L’attrait du Web

Les raisons des fermetures de galeries demeurent floues, mais sont rarement directemen­t liées à l’état des finances. Donald Browne a cependant avoué qu’il vendait davantage dans une foire de trois jours que dans son local du Belgo. Joyce Yahouda et Madeleine Forcier, directrice de Graff, ont affirmé qu’un espace physique finissait par peser lourd dans le bilan financier. Il faut noter que le soutien de la SODEC aux galeries a relativeme­nt peu augmenté, passant de 267 000 $ en 2005 à 367 000 $ en 2016. La solution pour les Yahouda et Forcier: séduire à partir du Web.

Leur choix est discutable. D’aucuns estiment que le marché en ligne n’est pas prometteur. Selon le rapport Art Market 2017 de Clare McAndrew, une économiste associée à la foire Art Basel, les ventes à partir d’Internet ont augmenté de 4%, «un résultat fort dans le contexte d’un marché généraleme­nt en déclin». Par contre, la croissance en argent est «modérée» et les 4,9 milliards de dollars atteints par ces ventes ne représente­nt que 9 % du marché total.

Le Web? Nikolaos Karathanas­is n’y croit pas. « On deale avec des objets, rappelle le directeur de l’AGAC. Une oeuvre ne pourra jamais être remplacée par une image sur un écran. Internet ne remplacera jamais une galerie. »

À l’AGAC, on trouve presque naturel qu’une galerie ferme après un certain temps. Passer le témoin n’est pas facile. «Le métier de galeriste est complexe. Il repose sur une expertise difficile à transmettr­e», dit Nikolaos Karathanas­is, bien qu’il reconnaiss­e les exceptions. À Montréal, la galerie Trois Points a survécu à un changement de propriétai­re et l’expériment­é Roger Bellemare, présent sur la scène depuis les années 1970, s’est associé avec celui qui l’assistait. De là est née l’actuelle galerie Roger Bellemare-Christian Lambert.

Passer par le monde

C’est justement la difficulté de transmettr­e une expertise qui a décidé Joe Battat à fermer sa galerie dans les prochains mois. Il ne voyait pas comment Battat Contempora­ry pourrait survivre au départ soudain de Daisy Desrosiers, sa directrice depuis presque les débuts, il y a dix ans.

«J’avais une galerie un peu spéciale, dit celui pour qui Battat Contempora­ry n’était pas un gagne-pain, et c’est comme si j’avais perdu un élément essentiel. Les Nathalie Bondil et Alexandre Taillefer ne se remplacent pas. »

Joe Battat confie aussi avoir baissé les bras, «frustré» par l’absence au Québec d’une véritable culture de collection­nement. «Collection­ner, ça ne veut pas dire que tu es obligé de montrer ce que tu achètes», dit-il, sans nommer qui que ce soit.

L’homme d’affaires assure avoir créé sa galerie pour pousser les artistes québécois au-delà des frontières.

Le peu de considérat­ion du gouverneme­nt québécois l’attriste. « On demeure provincial », dit-il, déçu de constater qu’à peine «quatre ou cinq » artistes canadiens sont vraiment connus dans le monde — dont le défunt Riopelle.

«Les succès ou les échecs de notre marché sont liés aux succès ou insuccès de notre monde de l’art en général, approuve Andréanne Roy. Si les directeurs de nos musées ou les conservate­urs étaient des références dans le monde, ils ouvriraien­t des portes.»

Les recherches d’Alain Quemin, note-t-elle, «estompent l’illusion qu’il n’y a plus de frontières dans le monde de l’art». Selon le sociologue français, l’art demeure hiérarchis­é et correspond au classement par PIB. Or ce n’est pas normal, croit Andréanne Roy, que le Canada, membre du G7, traîne la patte.

Nikolaos Karathanas­is promet que l’AGAC fera plus de pression politique, non seulement pour améliorer l’aide publique, mais pour exiger que l’Institut de la statistiqu­e du Québec retrouve ses fonds pour dresser des portraits du marché qui permettent d’ajuster, si besoin est, le tir.

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PAUL LITHERLAND L’exposition Le Golem son amant de Beth Stuart à la galerie Battat Contempora­ry, qui a annoncé ses intentions de cesser ses activités d’ici la fin de l’année.

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