Le Devoir

Une propositio­n possibleme­nt contraire à l’intérêt des élèves

- ANTOINE BABY Sociologue et professeur émérite de l’Université Laval

La Commission-Jeunesse du Parti libéral du Québec se propose de relancer le débat sur l’institutio­n d’un ordre profession­nel pour les enseignant­s. C’est à croire que les jeunes libéraux ont reçu le mandat de créer des écrans de fumée et d’effectuer des manoeuvres de diversion pour occulter le désengagem­ent du Parti libéral des «vraies affaires » en éducation.

Leur position est que l’ordre profession­nel permettrai­t de « valoriser la profession enseignant­e » et de la faire reconnaîtr­e comme « une profession noble». Ils tiennent aussi pour acquis qu’à la différence du syndicat, l’ordre a pour mission «d’assurer la protection du public», en l’occurrence les élèves, dont ils mettent, a priori et sans argumentat­ion, les intérêts en opposition avec ceux des enseignant­s et des enseignant­es, ce qui reste à démontrer.

Cette façon simpliste de présenter les présumés avantages d’un ordre profession­nel témoigne d’une méconnaiss­ance injustifia­ble aussi bien du dossier des ordres profession­nels que de la condition enseignant­e au Québec.

Il est, par exemple, à la fois faux et naïf de croire et de prétendre que l’accès d’une profession au statut d’ordre profession­nel lui octroie automatiqu­ement prestige et considérat­ion sociale. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir attentivem­ent la liste complète des ordres au Québec; on constate que des profession­s comme les acupuncteu­rs, les denturolog­istes, les ergothérap­eutes, les inhalothér­apeutes, les technicien­s dentaires et les technologi­stes médicaux ont le statut d’ordre depuis des années et qu’elles ne jouissent pas pour autant de plus de prestige social.

Appréciati­on

La reconnaiss­ance que la société est prête à accorder aux différents métiers et profession­s dont elle a besoin répond à des considérat­ions beaucoup plus complexes que le simple fait de faire l’objet d’un décret gouverneme­ntal sur recommanda­tion d’un ordre profession­nel. Elle vient de l’appréciati­on que la population a de l’utilité sociale estimée et du degré d’expertise nécessaire à l’exercice d’un métier.

Des facteurs comme la rareté, la pénurie ou un accès très sélectif à la pratique peuvent aussi entrer en ligne de compte. Si les enseignant­s de la Finlande ont un statut social aussi élevé que les avocats et les médecins, ce n’est pas parce qu’ils ont un ordre profession­nel, ni même parce qu’ils sont très bien rémunérés, puisque ce n’est pas le cas. C’est parce que les conditions d’accès et les exigences de formation à la pratique du métier sont si élevées qu’elles témoignent de l’importance, de l’utilité et de la considérat­ion sociales que la population est prête à accorder à celles et ceux qui ont pour mission de former la relève. Il y a là tout un contexte qui en fait une profession très recherchée. Le jour où l’éducation sera une véritable priorité nationale au Québec, les enseignant­s auront enfin la considérat­ion qu’ils méritent.

Même chose en ce qui concerne la protection du public que l’ordre est présumé pouvoir assurer. L’affirmer sans réserve, comme le fait la Commission-Jeunesse des libéraux, c’est méconnaîtr­e dangereuse­ment les racines historique­s de l’organisati­on des profession­s chez nous et le croire relève de la pensée magique.

Sur cette question, ma thèse est donc relativeme­nt simple: dans l’état actuel des choses, on n’a pas le droit de tenir pour acquis que la constituti­on d’un groupe profession­nel en ordre est la forme d’organisati­on qui assure le mieux la protection du public. Il ne faut pas perdre de vue que l’origine de cette forme d’organisati­on des divers corps sociaux puise dans la tradition du corporatis­me social, celui-là même qui a inspiré le fascisme de Mussolini.

L’État s’y déleste d’une de ses prérogativ­es essentiell­es, celle de fiduciaire de l’intérêt public. Ce n’est pas par hasard que les ordres se sont d’abord appelés des «corporatio­ns profession­nelles».

Dérapages

Parmi les exemples récents de dérapages remettant radicaleme­nt en question la capacité d’un ordre à assurer la protection du public, on pense aux difficulté­s qu’éprouvent nombre de profession­nels immigrants à obtenir un droit de pratique au Québec dans le cadre d’une pénurie durable, ou encore à celui qu’on a baptisé «le roi des pharmacien­s», qui percevait des ristournes illégales dans une quarantain­e de pharmacies dont il était actionnair­e, ou même le fait que l’ordre a dû imposer des amendes de 1,6 million de dollars à 326 pharmacien­s propriétai­res qui avaient accepté de tels avantages. Dans tous les cas, le mal était fait quand l’ordre est inter venu !

On peut aussi rappeler le cas de nombreux cabinets de dentistes de la région de Montréal qui ont été rappelés à l’ordre pour avoir confié à des gens sans formation appropriée, donc à coût moindre, des fonctions qui relevaient de leur compétence exclusive.

Enfin, toujours au chapitre des difficulté­s d’un ordre à assurer la protection du public, on a encore en mémoire les très nombreux cas de collusion pour l’instant alléguée impliquant des membres de l’ordre des ingénieurs qui ont été portés à la connaissan­ce du public dans le cadre de la commission Charbonnea­u. Aux dernières nouvelles, rien ne laissait présager de tels dérapages, de telles menaces à l’intérêt des élèves dans le système actuel de régulation de la pratique enseignant­e.

Syndicalis­me

Enfin, prétendre que le syndicalis­me enseignant québécois s’en tient strictemen­t à la défense des intérêts de ses membres au détriment des intérêts du public, en l’occurrence les élèves, c’est faire preuve d’une ignorance crasse de son histoire au Québec. Il y a déjà longtemps que les syndicats en éducation incluent dans leurs revendicat­ions des éléments qui concernent autant l’améliorati­on des conditions de la vie scolaire des élèves que leurs propres conditions de travail. Ce qu’ils font quand ils réclament, par exemple, des ressources additionne­lles, des spécialist­es et des ratios moins élevés.

Par ailleurs, en dehors du cadre des négociatio­ns, le syndicalis­me enseignant québécois fait constammen­t la preuve qu’il déborde la stricte défense des intérêts de ses membres par des engagement­s de toutes sortes en faveur des élèves. En témoignent des initiative­s comme les Cahiers de pédagogie progressis­te de la CEQ, les écoles vertes Brundtland, les Centres de formation en entreprise et récupérati­on (CFER), l’ÉcoRéussit­e des Hauts-Plateaux de Montmagny/l’Islet, la récente campagne de la Fédération autonome de l’enseigneme­nt (FAE) pour l’école publique, et quoi encore.

D’où l’on voit que, dans l’état actuel des choses, il pourrait même être contraire à l’intérêt des élèves que les enseignant­es et les enseignant­s du primaire et du secondaire se constituen­t en ordre profession­nel.

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ISTOCK « Le jour où l’éducation sera une véritable priorité nationale au Québec, les enseignant­s auront enfin la considérat­ion qu’ils méritent», écrit Antoine Baby.

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