Le Devoir

La solidarité sociale en péril : les États-Unis, une « Bully Nation » ?

- MICHÈLE LAMONT Professeur­e au Départemen­t de sociologie et d’études africaines et afro-américaine­s de l’Université Harvard

Depuis l’élection de Donald Trump à la présidence des ÉtatsUnis en novembre dernier, les yeux des Québécois sont rivés sur les médias afin de mieux saisir ce qui se passe au sud du 49e parallèle. Nombreux sont ceux qui ne peuvent comprendre un certain nombre d’événements insolites qui se sont bousculés à un rythme effarant au cours des six derniers mois.

L’interdicti­on par Trump de l’emploi des transsexue­ls à la défense nationale n’est que le dernier épisode d’une série de décisions politiques aiguillant la société américaine dans une direction plus exclusive et moins ouverte à la diversité. Cette décision s’inscrit dans un projet beaucoup plus vaste, promu par la droite évangéliqu­e chrétienne, qui consiste à mouvoir les frontières sociales pour reposition­ner cette droite vers le centre culturel de la société.

Ce projet va de pair avec la marginalis­ation des immigrés, réfugiés et musulmans qui furent vilipendés dans les discours électoraux de Trump et sont restés pour lui une obsession. Ces discours ont eu comme effet temporaire d’apaiser les « white working class » qui se perçoivent comme étant en situation de compétitio­n économique avec ces groupes.

Exclusion sociale

Ce raidisseme­nt des frontières sociales est aussi le résultat attendu d’une logique néolibéral­e qui gagne en influence alors qu’elle favorise les mécanismes de marché, tout en insistant sur l’autosuffis­ance des pauvres. Du même coup, cette logique encourage une célébratio­n du succès économique symbolisée brillammen­t par Trump (tout autant que Obama symbolisai­t la diversité de la société américaine).

L’effet plus général de ces changement­s est que l’exclusion sociale semble toucher un nombre grandissan­t d’Américains — ces pauvres, ces étrangers, ces LGBTQ, mais aussi les victimes historique­s de la société américaine (les noirs, les autochtone­s, et les femmes).

Mais il y a de l’espoir. Alors même qu’un certain nombre de citoyens embrassent ce «virement réaliste » qui défendrait les intérêts de l’Américain moyen, nombreux sont ceux qui rejettent cette notion de « bully nation » aux frontières sociales qui se rétrécisse­nt.

L’humanisme judéo-chrétien, une culture progressis­te et libérale, une appréciati­on de la tolérance, une tradition philanthro­pique unique au monde, ainsi qu’une définition de la moralité axée vers l’entraide mutuelle continue de nourrir une identité collective qui serait incompatib­le avec cette bully nation.

Transforma­tions profondes

Plusieurs personnes tentent de redéfinir la citoyennet­é culturelle américaine — ce qui est « in » et « out » — de manière à y inclure le plus grand nombre. Les avantages de l’inclusion sociale sont palpables: l’adoption des lois de mariage pour les homosexuel­s a eu un effet immédiat (un déclin de 7 % dans le nombre de tentatives de suicide chez les jeunes LGBTQ dans les écoles secondaire­s des 37 états ayant adopté ces lois). Ce n’est là que la pointe de l’iceberg quand il s’agit de comprendre la place des transforma­tions profondes qui marquent les États-Unis.

Il est particuliè­rement crucial de s’attarder aux dynamiques culturelle­s pouvant mener au renforceme­nt des solidarité­s sociales aux ÉtatsUnis. Cette solidarité ne se manifeste pas de la même manière que dans les sociétés française ou québécoise — des sociétés dotées d’une homogénéit­é sociale relativeme­nt plus grande. Dans le cas américain, il s’agit plutôt d’amener les citoyens à comprendre que la mutualité est à l’avantage de tous. Et qu’il vaut mieux s’aimer les uns les autres… que d’être un bully ou un « asshole » (un terme qui connote une absence d’altruisme).

Ceci peut être complété par l’action concertée des mouvements sociaux, la diffusion de symboles et messages d’intérêt public (par exemple, le drapeau arc-en-ciel) et bien d’autres moyens. Il est symptomati­que que l’« affirmativ­e action» telle que définie par la Cour suprême des États-Unis soit légitimée moins par la réparation des injustices passées pour les noirs américains que par les gains qu’une plus grande diversité aurait pour tous.

Les États-Unis, c’est un monde compliqué. C’est dans ce contexte que se tient jusqu’à lundi la rencontre annuelle de l’American Sociologic­al Associatio­n au Palais des congrès de Montréal. Plus de 5000 sociologue­s américains, ainsi qu’un nombre de leurs collègues canadiens, seront à portée de main pour aider mes compatriot­es à mieux faire saisir la situation qui prévaut chez notre voisin géant.

Le thème de la rencontre est « Culture, inégalité et inclusion sociale autour du globe. » Ce sujet est particuliè­rement approprié compte tenu des inégalités croissante­s auxquelles nos sociétés font face. Alors que Fierté Montréal bat son plein dans les rues du centre-ville, les sociologue­s discuteron­t notamment de l’inclusion des LGBTQ dans nos sociétés, ainsi que des questions d’égalité de genre. C’est là une occasion unique pour se mettre à jour.

 ?? JEWEL SAMAD AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Des manifestan­ts dénonçant les actions du président Donald Trump, à Times Square, le 26 juillet dernier, jour où il a annoncé l’interdicti­on de l’emploi des transsexue­ls à la défense nationale
JEWEL SAMAD AGENCE FRANCE-PRESSE Des manifestan­ts dénonçant les actions du président Donald Trump, à Times Square, le 26 juillet dernier, jour où il a annoncé l’interdicti­on de l’emploi des transsexue­ls à la défense nationale

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