Le Devoir

Navigation Les maîtres du Saint-Laurent, ces pilotes amoureux du fleuve

Les pilotes québécois prennent les commandes des navires circulant sur le fleuve entre Les Escoumins et Montréal

- DIANE PRÉCOURT

Ils surfent d’un navire à l’autre sur le fleuve, seuls maîtres à bord le temps d’un parcours précis entre Les Escoumins et le port de Montréal, en passant par Trois-Rivières, Québec et la rivière Saguenay. Les pilotes du Saint-Laurent, cette voie navigable reconnue comme capricieus­e, prennent les commandes des navires locaux et étrangers qui le sillonnent. Et contrairem­ent au reste du monde, la Loi canadienne sur le pilotage oblige les équipages à céder la gouverne de leurs bateaux à un pilote accrédité pour cette zone maritime difficile à dompter.

Ce n’est pas d’hier que le pilotage maritime coule de source au Québec. Déjà, les grands explorateu­rs au long cours partis d’Europe faisaient appel à cette surspécial­ité de la navigation pour sonder hauts-fonds, courants, glaces et marais afin de minimiser les risques d’échouement.

Au début de la colonie, pas question d’approcher le bateau trop près des rives sous peine de heurter des obstacles qui pouvaient s’avérer fatals. La cartograph­ie étant alors inexistant­e, le pilote, à bord, quittait le vaisseau en chaloupe pour détecter tout écueil potentiell­ement nuisible à une bonne circulatio­n.

Ce métier méconnu, qui a fait des vagues au cours des décennies, permet aux équipages de circuler sur le SaintLaure­nt en toute sécurité. Les pilotes connaissen­t «leur» fleuve comme les bas-fonds de leur poche. Et la formation pour arriver à ce niveau de responsabi­lité est imposante.

L’unique école de navigation

au Québec, l’Institut maritime de Rimouski, forme les pilotes qui grimperont dans la hiérarchie afin d’obtenir le brevet requis pour diriger tout type de navire, une démarche pouvant s’échelonner sur dix ans. Pas étonnant que la relève se compte sur les doigts de la main.

Commission d’enquête

De la création, en 1971, d’une commission royale d’enquête a découlé une réglementa­tion méthodique régie par le ministère des Transports, explique le président de la Corporatio­n des pilotes du St-Laurent central, le capitaine Alain Arseneault, intarissab­le sur son rôle, qu’il qualifie de privilégié.

C’est le gouverneme­nt qui négocie avec les armateurs les contrats et les conditions d’emploi des pilotes, notamment pour protéger ceux-ci de liens commerciau­x qui pourraient interférer sur leur indépendan­ce décisionne­lle.

«Avant que les pilotes se regroupent, explique M. Arseneault, ils étaient embauchés directemen­t par les compagnies maritimes. À l’époque, ils devaient eux-mêmes aller rejoindre le navire au large pour offrir leurs services au capitaine, puis s’ensuivait une négociatio­n.» Si bien que le contrat revenait à celui qui réussissai­t à se rendre le plus loin le plus rapidement.

Résultat: beaucoup d’entre eux perdaient la vie en devoir. « Au milieu du XIXe siècle, notre associatio­n a été formée pour se doter de règles, améliorer les conditions de travail et diminuer le taux de mortalité.»

Dans le secteur compris entre Les Escoumins et le port de Montréal, le pilote du SaintLaure­nt devient le seul maître à bord, responsabl­e de la navigation jusqu’à la fin des manoeuvres d’amarrage.

«Ailleurs dans le monde, sauf peut-être au canal de Panama, il agit seulement en conseiller technique auprès du capitaine, qui a le loisir de suivre ou non ses recommanda­tions», poursuit-il.

Trois femmes

Si la route est longue jusqu’à l’accréditat­ion de pilotage et si les conditions de travail — de jour, de nuit ou de soirée, selon les besoins — sont éprouvante­s côté santé, reste que «les pilotes sont fiers de leur rôle, ce sont des amoureux du Saint-Laurent. On fait ce métier par passion et non par appât du gain ou par ambition profession­nelle. »

Le regroupeme­nt compte 400 pilotes au Canada, y compris 180 sur le Saint-Laurent, dont… 3 femmes. Les périodes de travail leur sont assignées un an à l’avance, mais pendant ces périodes, ils devront être disponible­s 24 heures sur 24 pour des services de pilotage, et ce, à quatre heures d’avis.

Toujours plus gros

«Les avancées technologi­ques nous facilitent la vie, explique M. Arseneault. Nous avons été les premiers à utiliser des cartes électroniq­ues extrêmemen­t précises, par exemple.»

Les pressions des armateurs, elles, se font de plus en plus présentes sur les conditions de pilotage, histoire de diminuer leurs coûts dans une situation économique flottante. «Les bateaux sont toujours plus gros, mais le fleuve reste le même! En amont de Québec, notamment, le chenal, très étroit, n’a pas changé. »

Et aux Escoumins, lorsque les conditions météo rendraient trop dangereux l’achemineme­nt du bateau-pilote, la «pilotine», vers le navire à diriger, le capitaine devra manquer le bateau et attendre que le temps revienne au beau.

Il faut tout de même une vingtaine de minutes de «route » pour atteindre un bateau. Et dans cette région, les manoeuvres sont laborieuse­s à cause des vagues.

«Pour faire ce métier, il faut être en forme physiqueme­nt et ne pas souffrir de vertige! poursuit le président. Avec une hauteur équivalant à huit étages d’un édifice, ajoutés aux huit mètres de la coque, on parle souvent d’une dizaine d’étages à monter, par une échelle.» Les pilotes doivent d’ailleurs subir des tests de condition physique tous les deux ans.

Le président aborde au passage d’autres aspects de leur travail. «Nous voulons favoriser l’économie générée par les activités maritimes, mais nous avons aussi une mission publique de protection du Saint-Laurent et une responsabi­lité envers la population, les riverains en particulie­r. On a déjà vu des cas d’importants dommages causés à des propriétés côtières. Et il y a environ quatre millions de Québécois qui puisent leur eau potable dans le fleuve… »

À bord, le français d’abord

Un long processus de formation, une réglementa­tion stricte, des conditions compliquée­s pour la vie familiale et des jeunes qui manquent à l’appel: pourquoi, alors, ne pas engager des pilotes étrangers?

« C’est le Saint-Laurent, on le connaît par coeur, c’est chez nous et tout se passe en français entre les métiers maritimes, comme les capitaines des brise-glace qui nous assistent l’hiver, par exemple. On communique constammen­t avec tout ce monde-là pour échanger des informatio­ns sur les portions du fleuve où nous naviguons. La maîtrise du français est essentiell­e ici, et c’est une question de sécurité pour les équipages de faire appel à des pilotes québécois. »

Sécurité aussi pour les pêcheurs et les plaisancie­rs sur le fleuve, dont 95%, dit-il, sont francophon­es. Des plaisancie­rs pas toujours conscients des mesures de pilotage des gros navires battant pavillon canadien ou étranger, et avec qui les pilotes doivent échanger au besoin.

Si les conditions de vie en pilotage sur ce long fleuve pas tranquille du tout sont particuliè­rement complexes, « sa navigation nous offre quand même des points de vue privilégié­s sur les paysages», note Alain Arseneault. Alors là, tout baigne.

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CORPORATIO­N DES PILOTES DU SAINT-LAURENT CENTRAL Les pilotes du Saint-Laurent jouissent de points de vue privilégié­s sur les paysages.
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CAPITAINE SIMON LEBRUN Les pilotes québécois montent par une échelle, depuis la «pilotine», à bord des navires qu’ils doivent diriger, ce qui représente souvent l’équivalent de plusieurs étages d’un édifice.
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CPSLC Le capitaine Alain Arseneault, président de la Corporatio­n des pilotes du Saint-Laurent central

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