Le Devoir

Stéphane Larue, barman au nom de l’adrénaline et de l’amitié

De l’autre côté de la fiction. Durant tout l’été, Le Devoir part à la rencontre d’écrivains gagnant leur croûte dans des boulots plutôt éloignés de la littératur­e. En apparence.

- DOMINIC TARDIF

Nous sommes Chez Roger, rue Beaubien Est, un lundi soir, il y a quelques années. Stéphane Larue trône seul derrière le bar (où il travaillai­t jadis). Le quart de travail, en apparence facile, ne l’est pas forcément, dans la mesure où, les lundis, Larue mène seul ce grand navire qu’est un débit de boisson, et doit à la fois couler des bières, remplir les frigos, ramasser les vides, s’assurer de la salubrité des lieux et toutes autres imprévisib­les tâches connexes.

Mais rien quand même pour que de la broue se forme dans le toupet ou dans la barbe de notre homme, qui revendique aujourd’hui 16 ans d’expérience dans la jungle de la restaurati­on et des bars. Soirée relativeme­nt relax, donc, jusqu’à ce qu’un torrent de 80 clients aussi inattendus qu’assoiffés franchisse la porte. «Là, tu tombes dans le jus», raconte l’auteur du Plongeur, roman ayant produit au cours des derniers mois le même effet sur le monde littéraire qu’une giclée de rouge dans une poêle brûlante remplie de gras de cuisson. «Dans ce temps-là, poursuitil, t’avertis tous les clients qu’ils doivent venir commander directemen­t au comptoir et tu te transforme­s en gigantesqu­e calmar: tu lances ton argent dans le tiroir-caisse, tu le fermes avec ton pied, t’es partout au même moment. Je me souviens que ce soir-là, j’avais un ami prof de cégep qui prenait une pinte au bar, et je lui avais dit : “C’est exactement pour ça que je ne peux pas sortir de ce milieu-là. Le rush d’adrénaline

que je vis présenteme­nt à courir partout, à torcher ma salle, à me faire poser dix questions en même temps, je ne serais prêt à l’échanger contre aucun

autre trip.” » Pas prêt à se passer non plus de cette tension qui électrise un bar ou une cuisine quand la tempête frappe et que sous la chaleur conjuguée de la pression et des fourneaux, des amitiés bourgeonne­nt en un instant, presque comme dans une serre.

«On vit des choses qui sont d’une intensité anormale en matière d’absorption de stress. Tu passes à travers des moments pas agréables, mais après, t’as l’impression d’avoir survécu à une épreuve. Ça soude les liens qui sont d’une puissance que tu ne retrouves pas dans d’autres milieux», observe Larue, sans non plus éluder la fragilité de ces amitiés, constammen­t à risque de s’étioler lorsque l’aide-cuisinier sympathiqu­e partira pour une autre adresse, ou lorsque ce maître d’hôtel amusant fera le choix de la vie diurne.

Dans les coulisses de la ville

Stéphane Larue connaît tout le monde. C’est du moins l’impression que vous aurez si vous éclusez une pinte en sa compagnie dans un lieu comme Le Verre Bouteille. Chacun des clients — vraiment chacun d’entre eux — qui passent la porte lui lance au moins un regard entendu, quand il ne se présente pas carrément à notre table le temps de lui serrer la pince,

avec une sorte de singulière familiarit­é suggérant un passé rempli de soirées mémorables. Le plus fou: Larue se souvient de tous leurs prénoms (et de leur parcours respectif). Le gars avec le chapeau là-bas: c’était un habitué de Chez Roger dans le temps. Le barman : on a travaillé au même endroit, mais je ne te dirai pas où. La barmaid: on a déjà servi des déjeuners ensemble.

« J’ai toujours eu une fascinatio­n pour les milieux interlopes, les milieux liminaires. J’ai toujours été attiré par les coulisses du monde », se rappelle celui qui a oeuvré comme aide-cuisinier, busboy, suiteur, serveur et maître d’hôtel. «

Tu rencontres et tu travailles avec plein de spécimens d’humains, des gens de tous les horizons. Tu bond autant avec des gens qui n’ont pas fini leur secondaire qu’avec des gens surdiplômé­s et des immigrants, ce qui de mon point de vue d’écrivain est inspirant d’une manière inégalable. »

Et l’écriture, justement, dans tout ça? Comment un barman, qui ne retrouve la douceur de son oreiller souvent qu’à 5 ou 6 h, après avoir mis la clé dans la porte du Terminal, où il décapsule des petites et grosses froides depuis un an et demi, parvient-il à aligner les mots sur l’écran d’ordi ?

«Il faut une excellente discipline de vie, confie Larue. Je suis chanceux d’avoir commencé dans les restaurant­s, et d’être arrivé dans les bars passé 30 ans. Je suis beaucoup moins impression­nable que lorsque j’étais plus jeune. C’est un milieu qui peut devenir toxique, oui, mais si tu fais attention et que tu mets les portes coupe-feu aux bons endroits, ça peut être aussi un milieu très écologique.»

Ce que ça signifie, pour Stéphane Larue, avoir de la discipline? Ça signifie se réveiller à 11 h maximum et se mettre au travail tout de suite. Ça signifie se rendre au gym fréquemmen­t et, surtout, ne pas boire pendant ses journées de congé.

«Ça ne m’arrive quasiment plus de me réveiller magané, se réjouit-il, parce c’est toujours frustrant de perdre une journée d’écriture. Il y a une précarité liée à mon métier que je ne peux pas accepter sans en faire quelque chose de productif sur le plan de l’écriture. Je sais que je pourrais verser dans plein de penchants autodestru­ctifs, et c’est comme si cette discipline-là venait me protéger de tous mes possibles écarts de conduite. Mais la job, ça demeure de vivre dans une proximité avec l’alcool qui crée une tolérance chez toi, qui repousse tes limites. Il faut que t’apprennes à danser là-dedans, sinon tu rentres dans un mur à cent miles à l’heure. »

Barman, romancier, star

Alors, Stéphane Larue, êtesvous davantage un romancier ou un vaillant soldat du monde du service? «Je vais toujours d’abord dire que je suis barman ou serveur, par respect pour mes collègues qui font ça» , répond-il avec toute la sauvage dignité de celui qui défend sa meute, même si aux yeux des gens de l’hôtellerie, l’écrivain est désormais une sorte de star — c’est du moins en employant ce mot que l’accueillai­t tantôt le serveur Benjamin, à son arrivée au Verre Bouteille.

«Anthony Bourdain dit que les gens qui choisissen­t longtemps ce métier-là ont une espèce d’incapacité à travailler avec du monde normal, conclut Larue. Je n’aime pas tellement le mot “normal”, mais ce qui est sûr, c’est que je suis accro.» Comme quoi la dépendance a parfois très bon goût.

Quand j’ai commencé comme plongeur, j’entrais dans les coulisses de quelque chose, dans les coulisses de la backstage.» ville, et ça m’a accroché. C’est comme si j’étais invité L’auteur québécois Stéphane Larue

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Stéphane Larue connaît tout le monde. C’est du moins l’impression que vous aurez si vous éclusez une pinte en sa compagnie dans un lieu comme Le Verre Bouteille.
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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR
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