Dans l’intimité du génie littéraire
Les soeurs Brontë se dévoilent dans une série de lettres inédites en français
«Ma vie est telle que je me la figurais. Il est des jours où, quand je me réveille le matin, sachant par avance que je n’aurai d’autre compagnie, ou presque, tout au long de la journée, que celle de Solitude, Souvenir et Nostalgie […] j’ai le coeur bien lourd.» Le génie a parfois dans ses coulisses des pensées bien sombres, un «silence fatal» aussi que vient aujourd’hui faire entendre, avec éloquence, l’imposante correspondance que les soeurs Brontë ont animée entre elles, leur famille et leurs amis au milieu du XIXe siècle. Près de 300 lettres, inédites en français, traduites et annotées par Constance Lacroix, qui racontent un Yorkshire d’antan, mais entre surtout dans l’intimité d’un incroyable phénomène littéraire qui y a émergé d’entre les murs du presbytère de Haworth sous la plume de trois romancières ayant traversé leur époque en coup de vent.
Le prodige des soeurs Brontë a été fugace, avec l’apparition en 1846 d’un recueil de poésie signé à six mains par Currer, Ellis et Acton Bell, pseudonymes masculins que s’étaient donnés Charlotte, Emily et Anne pour s’imposer dans le conservatisme et l’austérité de leur présent. Un an plus tard, trois chefs-d’oeuvre des lettres britanniques allaient suivre: Jane Eyre, signé par Charlotte, Agnes Grey d’Anne, et surtout Les hauts de Hurle-Vent, mis au monde par Emily, que sa famille surnommait le «major» en raison de son tempérament militaire et son esprit carré. Dans La littérature et le mal (1957), le sociologue et écrivain Georges Bataille considère ce roman comme une pièce maîtresse du corpus gothique, «peut-être la plus belle, la plus profonde et violente des histoires d’amour », écrit-il.
Charlotte laissée seule
Et puis la mort est venue chercher Emily à 30 ans et Anne à 29, laissant derrière une Charlotte troublée par sa condition humaine. Sa souffrance, tout comme sa détermination à ne pas laisser un voile sinistre se poser sur sa vie, se répand dans les lettres qu’elle a adressées entre autres à son ami éditeur, William S. William, mais aussi à son amie Ellen Nussey, par qui l’archivage et donc la transmission de cette correspondance de son époque à notre présent est passée. L’assemblage
« Chère Ellen, Allons, reprenez courage; je sens bien à votre lettre que vous avez le coeur lourd. En ce qui me concerne, voilà comment il faut comprendre mes propos — en l’état actuel des choses, ce serait trop m’avancer que d’escompter une longe vie. C’est l’évidence même. Pour le reste, nous sommes tous entre les mains de Celui qui dispense ses dons — santé ou maladie, longévité ou courte vie — à chaque homme pour son plus grand bien; celui à qui est assignée une mission sur terre se verra accorder le temps de l’accomplir; celui à qui nulle tâche n’est échue verra survenir plus tôt l’heure du repos; quant aux souffrances qui précèdent le dernier sommeil — la maladie, la décrépitude, et les ultimes convulsions de la chair et de l’esprit — il est dit que nous les connaîtrons tous tôt ou tard […] .» Extrait de Lettres choisies de la famille Brontë
part de 1821, année où Maria, la mère, meurt. Il va jusqu’en 1855, à la disparition à 39 ans de Charlotte, dont les lettres, de par sa longévité bien relative, sont surreprésentées dans ce recueil.
« C’est du travail que doit venir la guérison, et non de la compassion, écrit-elle d’ailleurs à son éditeur. Le travail seul triomphe des chagrins les plus tenaces. »
Il y a de la tristesse dans tous ces échanges, marqués par le froid saisonnier, la solitude, un rapport au père, Patrick Brontë, pasteur de son état, plutôt distant, tout comme par des détails anthropologiques sur le travail d’enseignante et de gouvernante de Charlotte — « Au terme d’une journée de dur labeur (où mes prometteuses élèves ont fait montre d’un degré de stupidité exceptionnel), je peux enfin m’asseoir un moment pour écrire à la hâte quelques mots à ma chère Ellen», écrit-elle en 1836 — ou sur les moeurs littéraires de son temps. On y croise
des contemporaines des soeurs Brontë, dont Harriet Martineau et Elizabeth Gaskell.
Des subalternes
On y découvre aussi des auteures qui n’avaient que faire du succès, se considérant surtout comme des subalternes qui par le récit ont cherché à mieux apprivoiser ce que la nature leur a fait subir, sans autre quête de reconnaissance. «Mieux vaut une profonde obscurité plutôt qu’une publicité vulgaire, publicité que je suis loin de souhaiter et que je fuirai toujours résolument », expose Charlotte à son amie en 1848, après le succès de son Jane Eyre. Au critique littéraire George Henry Lewes, elle écrira, sous le pseudo de Currer Bell : « […] Je vous soupçonne, non sans inquiétude, depuis que j’ai lu votre article dans Frazer, de vous être fait de l’auteur de Jane Eyre une bien plus haute opinion que ne le mérite ce personnage, or je préfère encore que vous vous formiez de moi une image exacte, plutôt que trop flatteuse, même si nous ne devons jamais nous rencontrer.»
Avec une douce ironie, Arthur Nicholls, mari de Charlotte, réclamait que les lettres qu’ils s’échangeaient soient jetées au feu, le contenu étant jugé «aussi dangereux que des allumettes Lucifer». C’est ce que relate la dernière survivante des soeurs Brontë à son amie Ellen. Près de deux siècles plus tard, on peut remercier ces soeurs tout comme leur entourage de n’avoir jamais, quant à la communication épistolaire, pris ce genre de boutade au pied de la lettre. LETTRES CHOISIES DE LA FAMILLE BRONTË 1821-1855 ★★★1/2 Traduit de l’anglais et annoté par Constance Lacroix Quai Voltaire Paris, 2017, 624 pages