La gentrification à l’examen
Un documentaire et un webdocumentaire abordent le phénomène sous tous ses angles
«Avant, dans les ruelles, toutes les cours étaient ouvertes. Tu passais dans la ruelle, tu disais bonjour à tel voisin, à tel voisin. Maintenant, avec le changement qui se passe, tout le monde achète son appartement, sont tous en train de clôturer les cours. On ne peut plus se dire bonjour. Câline de bine, ça, c’est un mauvais changement. Y’a moins de communication.» Cette illustration des effets de la gentrification dans Rosemont–La Petite-Patrie par le brigadier Alain Rouette, membre «d’une gang de petits vieux» qui se sentent de moins en moins chez eux dans ce quartier qu’ils ont toujours habité, n’est certes pas aussi violente que les expulsions cavalières de locataires démunis. Elle fait tout de même longuement réfléchir sur les formes que peut prendre le phénomène, dont plusieurs sont abordées dans Quartiers sous tension.
Ce documentaire réalisé par Carole Laganière, créé en parallèle avec le webdocumentaire Gentriville d’Emmanuelle Walter et Marie Sterlin, aborde les diverses facettes de ce phénomène qui touche toutes les grandes villes du monde à travers l’exemple de quelques quartiers montréalais: Hochelaga-Maisonneuve, Saint-Henri, Mile-End, Parc-Extension et Rosemont– La Petite-Patrie, où Carole Laganière a d’ailleurs élu domicile. Elle explique en entrevue au Devoir qu’elle y constate d’importants changements dans le tissu urbain de ce quartier depuis quelques années «qui vont à une vitesse incroyable ».
Pourtant, l’inspiration du documentaire est venue d’ailleurs, un peu plus au sud… «J’ai déjà fait deux films avec des jeunes dans Hochelaga-Maisonneuve, Vues de l’Est et L’Est pour toujours. Et j’avais constaté que pour L’Est pour toujours, la plupart de mes jeunes étaient déménagés dans Montréal-Nord, et pour des raisons financières les familles n’avaient plus les moyens de se loger dans Hochelaga-Maisonneuve. […] J’avais envie de faire un projet sur [la gentrification] dans Hochelaga, mais c’était très vague. Quand les filles [Emmanuelle Walter et Marie Sterlin] m’ont parlé de leur intention de faire un webdoc, je leur ai dit allons-y, et faisons aussi un documentaire. »
Quartiers sous tension, et surtout son pendant Web Gentriville, défriche de belle manière tous les champs de l’embourgeoisement que connaissent ces quartiers centraux de la métropole, en donnant autant la parole à des «victimes» du phénomène, des locataires de longue date qu’on tente d’expulser de façon assez expéditive, qu’à ceux qui le symbolisent, plus ou moins volontairement: des petits commerçants qui se sont installés dans ces coins prisés de la ville, espérant rallier autant les nouveaux résidents que les populations «d’origine», des artistes qui font figure de «premiers gentrificateurs», mais qui n’ont rapidement plus les moyens d’y habiter…
Il est également question des mouvements de résistance à la gentrification et à ses effets néfastes: ceux organisés au sein d’associations, comme les comités logement, mais aussi ceux plus «anonymes» mais beaucoup plus remarqués: les graffitis et le saccage de murales et de vitrines de commerces «de niche» qui ont élu domicile dans ces quartiers modestes. L’une des victimes de ces actes de vandalisme, qui a vu sa vitrine aspergée de peinture et agrémentée d’un « Bobo décâlisse! On va devenir violentEs», se désole de se faire traiter de la sorte alors qu’il n’est «même pas capable de [s]’acheter un immeuble »…
Victimes de gentrification et gentrificateurs «victimes» Complètement condos
La multiplication des projets domiciliaires de condos dans ces quartiers, qui auraient souvent plutôt besoin de logements sociaux ou coopératifs, souvent pointée du doigt dans l’accélération de l’embourgeoisement, est abordée dans le documentaire avec une touche de dérision pas du tout déplaisante. L’émergence de ce type de propriété met certes en danger la mixité sociale, mais permet à certains de «rester en ville» plutôt que de s’exiler en banlieue. La gentrification n’a donc pas que des effets négatifs et ceux qui en sont des acteurs plus ou moins volontaires ne sont pas « individuellement responsables » de ces conséquences fâcheuses, comme l’explique Carole Laganière, qui concède que depuis la réalisation de ce documentaire, «il n’y a plus nécessairement quelque chose de négatif, personnellement associé à ce mot-là». Elle rappelle toutefois qu’il faut « que les pouvoirs publics prennent des mesures pour que la mixité ne soit pas seulement une étape vers la gentrification totale. Que la mixité puisse réellement exister ». Les solutions: voilà un autre sujet qui pourrait très bien faire l’objet d’un documentaire…