Le Devoir

Comprendre la tragédie haïtienne

L’extrême sous-développem­ent du pays et sa pauvreté endémique ont des causes structurel­les

- ROROMME CHANTAL Professeur adjoint en science politique à l’École des hautes études publiques (HEP) de l’Université de Moncton et ancien fonctionna­ire du Programme des Nations unies pour le développem­ent (PNUD) en Haïti

L’anthropolo­gue américain Ira Lowenthal résume d’une formule célèbre la tragédie haïtienne. «Plus que la deuxième plus ancienne république du Nouveau Monde, fait-il remarquer, plus même que la première république noire du monde moderne, Haïti fut la première nation libre d’hommes libres à apparaître dans la constellat­ion naissante des colonies européenne­s d’Occident, tout en leur résistant.»

Puis s’ensuivent deux «siècles de solitude», pour l’essentiel des luttes politiques fratricide­s qui ont achevé de faire d’Haïti un argument empirique essentiel à la thèse d’entité chaotique ingouverna­ble. Un pays « sans souveraine­té », c’està-dire un État failli où « il devient acceptable, sinon légitime, que la communauté internatio­nale intervienn­e dans ses propres affaires, voire se substitue à une autorité devenue déficiente et même défaillant­e afin de rétablir l’ordre».

Myopie collective

L’extrême sous-développem­ent d’Haïti et sa pauvreté endémique ont des causes structurel­les bien documentée­s. Ils résultent, en particulie­r, d’une croissance démographi­que non maîtrisée, de l’érosion des terres arables, du virage raté à l’économie de marché, de l’absence de progrès technologi­ques et, surtout, de l’échec à mettre en place un État haïtien moderne.

Or, à l’heure où ces questions, et bien d’autres, obligent les élites dirigeante­s haïtiennes à penser leurs obligation­s vis-à-vis des population­s et communauté­s vulnérable­s du pays en des termes inédits, elles ont manifestem­ent du mal à intégrer le souci du long terme dans leur fonctionne­ment.

Mais le mal haïtien a aussi des racines historique­s plus profondes. Haïti n’a pu préserver son indépendan­ce arrachée héroïqueme­nt aux Français en 1804 qu’au prix d’énormes sacrifices. Les États-Unis et les autres puissances coloniales ont catégoriqu­ement refusé de reconnaîtr­e la nouvelle nation et lui ont imposé un embargo commercial dévastateu­r. Lorsque la France s’est finalement ravisée, elle l’a fait en imposant à la nation caribéenne émergente, contre son gré, une lourde indemnité.

Dans son essai Haiti, from the Revolution to the Kidnapping of a President, Randall Robinson, professeur de droit de l’Université de Pennsylvan­ie, démontre, à la suite de plusieurs autres auteurs, l’effet structuran­t que ces mesures continuent d’avoir dans le chaos haïtien, tout comme d’ailleurs l’histoire de l’esclavage. « L’économie haïtienne, écrit-il, ne s’est jamais remise des ravages financiers que la France (et les États-Unis) lui a infligés.»

Complicité active

Historique­ment, ceux qui ont dirigé le pays en ont certes fait un État prédateur et brutal. En même temps, les gouverneme­nts haïtiens successifs ont pu se maintenir au pouvoir parce que, le plus souvent, ils ont bénéficié de la complicité active d’intérêts étrangers, ce qui leur a permis de brutaliser la population et d’extraire les richesses du pays au détriment des masses pauvres des bidonville­s et de la paysanneri­e. En revanche, les puissances occidental­es n’ont pas toujours montré une égale sympathie envers des dirigeants haïtiens plus progressis­tes.

Dans La nouvelle dictature d’Haïti (2012), le professeur de l’Université York à Toronto, Justin Podur, soutient, avec un luxe de détails, que cette « politique de doublure » persiste. Selon lui, aujourd’hui, « les rênes du pays se trouvent entre des agences d’aide internatio­nale et des représenta­nts de puissances étrangères ».

Ces exemples démontrent que toute analyse du cas haïtien qui en fait un problème strictemen­t national pourrait être déficiente. L’échec haïtien est d’abord celui des puissances tutélaires dont la présence en Haïti a historique­ment moins visé à aider à aborder le chaos social et politique qu’à se disputer le monopole du pays.

En janvier 2010, après qu’un puissant séisme eut dévasté Haïti, coûtant la vie à environ 100 000 personnes et affectant des centaines de milliers d’autres, la «communauté internatio­nale» se précipitai­t au chevet du pays meurtri, s’engageant à aider à mieux le reconstrui­re. Environ sept ans plus tard, les faits démontrent qu’Haïti pourrait plutôt devenir le tombeau des Nations unies.

En visite au pays en octobre 2016, le secrétaire général Ban Ki-moon en déplorait la « dévastatio­n absolue», causée alors par l’ouragan Matthew qui avait fait plus de 500 morts. Il en avait profité pour exprimer sa déception devant la faible mobilisati­on des bailleurs de fonds internatio­naux.

Deux ans plus tôt, interrogé par le journal américain Miami Herald sur l’épidémie du choléra qui a causé la mort de plus de 8000 Haïtiens, Ban Ki-moon reconnaiss­ait que «les Nations unies [avaient] la responsabi­lité morale d’aider à mettre fin à l’épidémie que certains imputent aux Casques bleus ».

L’odyssée américaine

En 2004, à la suite de convulsion­s sociopolit­iques, l’ONU déployait en Haïti une mission de stabilisat­ion (MINUSTAH), dotée d’un pouvoir politique et financier important pour, entre autres nobles objectifs, aider à « promouvoir les principes de la gouvernanc­e démocratiq­ue et du développem­ent des institutio­ns ».

Sans nier la contributi­on essentiell­e de la mission à la stabilisat­ion du pays, il faut mentionner que les maigres progrès réalisés et de graves agressions sexuelles à répétition semblaient toutefois être parmi les raisons principale­s motivant la décision en avril dernier du Conseil de sécurité de l’organisati­on de mettre fin à ce qui aura été la plus longue présence (13 ans) de Casques bleus dans un pays des Amériques, pour les remplacer par une force de police plus restreinte.

L’odyssée américaine des Haïtiens est ainsi le point d’orgue d’une tragédie qui se perpétue devant l’insoucianc­e des élites nationales et l’indifféren­ce de la «communauté internatio­nale », réduite à un rôle d’acteurs passifs sinon complices.

 ?? FRANÇOIS PESANT LE DEVOIR ?? La vie a repris, au milieu des ruines de Port-au-Prince, qui ont perduré longtemps.
FRANÇOIS PESANT LE DEVOIR La vie a repris, au milieu des ruines de Port-au-Prince, qui ont perduré longtemps.

Newspapers in French

Newspapers from Canada