Le Devoir

La dernière vie d’Elvis

Quarante ans après son décès, un coffret vient rappeler les débuts du « garçon de Tupelo », alors que peu à peu sa mémoire et ses fans s’éteignent

- SYLVAIN CORMIER

Est-il besoin de vous raconter ce qui s’est passé, le soir du lundi 5 juillet 1954, dans le petit studio de Sam Phillips, au 706 Union Avenue à Memphis? La fois de l’étincelle? La fois de l’éruption solaire qu’attendait ce visionnair­e fondateur de l’étiquette Sun Records? Le Big Bang de l’histoire du rock? Ce moment où un grand gamin aux longs favoris, répondant au nom bizarre d’Elvis Presley, se lança dans une version débridée d’un blues d’Arthur «Big Boy » Crudup — oui, That’s All Right —, que le contrebass­iste Bill Black et le guitariste Scotty Moore embarquère­nt vite fait, et que Sam comprit que la fusion entre le gospel, le country’n’western, le rhythm’n’blues et le boogie avait enfin un nom… et une sacrée gueule ?

Peut-être bien que oui. Qu’il faut revenir là précisémen­t maintenant. Quarante ans jour pour jour après la mort d’Elvis, il est plus que jamais nécessaire de l’entendre vivant, très vivant. Vital et essentiel. Pas question d’attendre le 50e pour raviver la flamme: il se peut que ce soit trop tard. Elvis Presley, en effet, se meurt. Pour la deuxième fois. Cette fois-ci, c’est l’icône même qui montre des signes d’effacement. Allez voir sur Ebay, sur Discogs, dans les réunions de fadas du vinyle : la cote est en déclin. Vertigineu­x. Jamais on n’a tant vu de disques rares et d’objets-cultes sortir des craques du plancher. Et valoir de moins en moins. Et on sait pourquoi : il y a certes encore des millions d’admirateur­s plus ou moins fervents d’Elvis dans le monde, mais moins de millions qu’avant. Les fans de la première époque, disons-le, sont en voie de disparitio­n.

Cote en baisse

De grands collection­neurs meurent aussi, et leurs ayants droit inondent le marché, sans pour autant trouver des tas de potentiels preneurs s’entredéchi­rant comme avant pour d’indéniable­s raretés. Il se trouve aussi qu’avec le temps, les acheteurs les plus sérieux (c.-à-d. qui ont les moyens de leurs désirs) sont plutôt repus. Que vouloir de plus quand on détient le Graal, à savoir les cinq 45-tours originaux de chez Sun, et les 78-tours aussi, en parfait état?

Dans le Guardian du 7 mai dernier, la journalist­e Oobah Butler, pour son papier intitulé Can’t Help Falling in Price: Why Elvis Memorabili­a Is Plummeting in Value, a observé le phénomène à divers niveaux de «collection­nite». Elle note une baisse marquée de la demande pour les articles haut de gamme: une gravure d’essai de la chanson Suspicion, évaluée à quelque 20 000$CAN, n’a pu dépasser les 11 000 lors d’une vente aux enchères. La démarque est encore plus prononcée pour les disques « abordables » (qui se situaient, stables investisse­ments, dans la brochette des 40-50$): « Personne n’en veut», se lamente un marchand britanniqu­e.

Boucle bouclée

Chez RCA/Sony Legacy, on arrive au bout de ce qui pouvait intéresser les «complétist­es»: pour les rééditions, sur l’étiquette spécialisé­e Follow that Dream, on a aligné les coffrets remplis à ras bord de prises alternativ­es. Des dizaines et des dizaines de concerts des années 1970 se sont ajoutés à la quantité déjà considérab­le de matériel disponible. On peut raisonnabl­ement dire qu’avec les 85 pistes du coffret A Boy from Tupelo: The Complete 19531955 Recordings, on boucle la boucle. Tout ce qui pouvait être retrouvé l’a été, on a mis deux ans à tout restaurer. On n’est jamais totalement à l’abri d’une découverte, mais le mot «définitif» qualifie honnêtemen­t ce coffret.

Qui plus est, la multinatio­nale n’avait pas le choix: la restaurati­on permet de renouveler les droits d’édition pour ces enregistre­ments qui ont plus de 60 ans. La compétitio­n s’affairait: plus tôt cette année, le label indépendan­t Memphis Recording Service lançait The Complete Works 1953-1955, sur les talons de son Elvis Live in the 50’s – The Complete Recordings. Presque tous les mêmes titres s’y trouvent: il fallait l’exceptionn­elle restaurati­on par l’équipe de chez RCA (sous la direction de l’indispensa­ble Ernst Mikael Jorgensen) et le fabuleux livre de 120 pages qui accompagne les disques (je n’ai jamais vu une telle somme de photos et de documents inédits) pour justifier la dépense.

Achat plus que recommandé: que l’on soit arrivé au rock avec les Beatles, Charlebois, Led Zep, Springstee­n, les Clash, les Colocs ou les White Stripes, ces performanc­es constituen­t en quelque sorte les tables de la Loi: le mélange détonant des genres, la totale liberté d’expression et de mouvements, la pulsion sexuelle irrépressi­ble, tout est là. Écoutez-moi n’importe lequel de ces enregistre­ments, et d’abord Good Rockin' Tonight ou Baby, Let’s Play House : ça vous habitera pour la vie. Et ça retardera, pour quelques décennies encore, la seconde mort du roi. A BOY FROM TUPELO THE COMPLETE 1953-1955 RECORDINGS Elvis Presley RCA/Sony Legacy

 ?? ASSOCIATED PRESS ?? Elvis Presley lors d’un spectacle à l’aréna de Philadelph­ie en 1957
ASSOCIATED PRESS Elvis Presley lors d’un spectacle à l’aréna de Philadelph­ie en 1957

Newspapers in French

Newspapers from Canada