Le Devoir

› Guerre civile ou guerre culturelle?

Réflexion sur les conflits qui divisent profondéme­nt les États-Unis.

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Une célèbre remarque du philosophe Theodor Adorno affirme que, de la psychanaly­se, rien n’est vrai sauf ses exagératio­ns. On peut parfois penser la même chose des discipline­s sociopolit­iques. En tout cas, les interpréta­tions poussées à l’extrême nous éclairent souvent sur l’état du monde et les menaces qui y grondent.

Le magazine de référence The New Yorker vient de publier une analyse demandant carrément si l’Amérique ne plonge pas vers « une nouvelle sorte de guerre civile», photos des tristes événements de Charlottes­ville à l’appui. L’analyse verse au noir dossier l’avis d’experts des conflits intra-étatiques interviewé­s en mars par la très sérieuse et réputée revue Foreign Policy.

L’un d’eux donne 60% de risques de voir se développer une guerre civile aux États-Unis «d’ici 10 à 15 ans». La moyenne du groupe oscille autour de 35% de probabilit­és. Ce qui fait quand même beaucoup, surtout cinq mois avant le choc des contraires en Virginie.

Une autre revue de chevet, The Nation, titrait jeudi qu’«il n’est pas hystérique de reconnaîtr­e les dangers que pose Trump». Le sous-titre prenait soin de préciser que « la démocratie, telle qu’elle est, se trouve en danger ». Soyons sérieux. C’est sérieux? « Les États-Unis se retrouvent dans une étrange et inquiétant­e situation», répond Graham G. Dodds, professeur de science politique à l’Université Concordia, spécialist­e de la présidence des États-Unis, son pays d’origine. «Voir des membres du Ku Klux Klan et des néonazis défiler dans les rues est absolument choquant. Les gens pensaient que ces rassemblem­ents politiques d’extrémiste­s appartenai­ent au passé lointain du pays. D’où le choc de les voir réapparaît­re soudaineme­nt et la crainte de les voir proliférer. »

« Juste de parler de la gauche aux États-Unis me semble presque une blague. Nous avons ces libéraux d’Hollywood et des manifestat­ions sur les campus. Mais il n’y a pas de gauche organisée. Alors, de l’extrême gauche ? Voyons donc. Graham G. Dodds, professeur de science politique à l’Université Concordia, spécialist­e de la présidence des États-Unis

La guerre? Quelle guerre?

À l’évidence, Donald Trump ne voit pas les choses de cette manière. Il a tenu à partager les fautes pour les violences de Charlottes­ville et à ménager du même coup les fanatiques fachos. Même le magnat des médias conservate­ur James Murdoch, président de Fox News, lui a reproché ses positions cette semaine.

« Qu’un président, en 2017, ne condamne pas le racisme et l’antisémiti­sme me semble incompréhe­nsible et choquant, poursuit le spécialist­e de la présidence. Je vais tenter d’être posé. Disons que Donald Trump est différent. Il fait ressortir ce qu’il y a de pire chez certaines personnes.»

Très bien, mais reprenons la question. De quel «pire» parle-t-on? D’une guerre civile, de classes, ou de races, ou d’un retour des guerres culturelle­s?

«Je ne crois pas à la lutte des classes dans un pays sans gauche organisée, répond le professeur Dodds. Il y a eu une pointe dans le sens avec le mouvement Occupy Wall Street et la dénonciati­on du 1% des plus riches. J’espère qu’il ne s’agit pas d’un conflit racial. Je crois, par contre, que la métaphore de la guerre culturelle paraît la plus juste. Le pays est très divisé politiquem­ent et culturelle­ment. C’est une réalité persistant­e de l’histoire des États-Unis: le Nord-Est et la côte ouest, aux positions libérales, s’opposent au Sud et au centre, aux positions conservatr­ices. En fait, il me semble qu’on rejoue en ce moment les drames des dernières décennies.»

L’idée d’une guerre culturelle pour définir l’identité nationale des États-Unis remonte aux années 1980-1990. La métaphore de la division, utile pour illustrer le jusqu’au-boutisme de certains groupes d’intérêts idéologiqu­es, oppose une Amérique conservatr­ice religieuse et patriotiqu­e à une autre progressis­te, laïque, féministe et multicultu­relle.

Des luttes symbolique­s

Le nouveau chapitre (si c’en est un) reprend les mêmes rengaines, cette fois autour des droits des transgenre­s, par exemple. La guerre culturelle en cours se joue aussi autour de l’immigratio­n, des musulmans bien sûr, et des lieux de mémoire surchargés symbolique­ment, dont les monuments aux soldats confédérés et le drapeau sudiste. Le rassemblem­ent de Charlottes­ville voulait dénoncer le désoclemen­t d’une statue du général Lee, chef de guerre des confédérés.

«Je ne crois pas qu’il y ait d’affronteme­nt militaire ou armé en vue aux États-Unis, même si le pays compte des illuminés, dit Francis Langlois, professeur d’histoire au cégep de Trois-Rivières, spécialist­e de la guerre de Sécession. La situation est beaucoup plus stable qu’au milieu du XIXe siècle, ou même que pendant les années 1960-1970.»

Le film Detroit, sorti au début du mois, raconte les émeutes dans cette ville en 1967. La rébellion urbaine de cinq jours avait fait une quarantain­e de morts et des milliers de blessés.

L’habile vulgarisat­eur propose d’autres liens vers les traces dans la culture populaire pour faire comprendre quels genres de rapports complexes entretient le Sud avec son passé raciste.

L’historien évoque par exemple la télésérie The Dukes of

Hazard (1979-1985), centrée sur les cousins Luke et Bo et leur bolide General Lee décoré de la bannière confédérée. The

Dukes (devenu Shérif, fais-moi peur à TVA) était l’émission la plus regardée à l’époque après

Dallas.

«Les gens du Nord y sont décrits comme des imbéciles et personne n’a la peau foncée làdedans. Beaucoup d’émissions proposent ce genre de point de vue en sous-texte. On peut se dire que, pour la plupart des Blancs du Sud, le drapeau confédéré, ce n’est pas une célébratio­n de l’esclavage: c’est aujourd’hui un symbole de liberté, de résistance au gouverneme­nt.

[…] Mais, assurément, le drapeau comme les monuments disent aussi à la société américaine que les Blancs sont au sommet de la pyramide sociale et que les Noirs sont tout en bas. C’est très clair.»

Des combats réels

Cetà droite, extrémisme­avec ses se ramificati­ons concentre n’y a racistesri­en d’équivalent­ou antisémite­s.à gauche.Il Quelques groupuscul­es anars ou communiste­s certaineme­nt, mais aucune alt-left — dénoncée en parts égales des fautes par le président pour la violence de Charlottes­ville — pour contrebala­ncer l’alt-right, selon le professeur montréalai­s et plusieurs autres observateu­rs.

«Juste de parler de la gauche aux États-Unis me semble presque une blague, dit Graham Dodds. Nous avons ces libéraux d’Hollywood et des manifestat­ions sur les campus. Mais il n’y a pas de gauche organisée. Alors, de l’extrême gauche? Voyons donc.»

N’empêche, les tensions paraissent exacerbées. Chacun, ou presque, semble maintenant en colère contre quelque chose, ce qui ne rassure pas dans un pays-continent qui compte plus d’armes que de citoyens.

À Chalottesv­ille, certains extrémiste­s de droite étaient équipés comme des soldats en zone de combat. Finalement, c’est une attaque à la voiturebél­ier qui a fait une morte et des blessés.

«La médiatisat­ion donne l’impression que la situation est catastroph­ique, avertit alors le professeur Langlois, en revenant finalement sur une certaine exagératio­n des médias. D’où l’idée d’un risque de guerre civile. Une chose est sûre: les groupes d’extrême droite sont très contents de la publicité, de sortir de l’ombre. On a l’impression qu’ils sont nombreux alors qu’ils sont à la frange. Ça reste marginal, même si, aux États-Unis, il y a beaucoup plus de morts engendrées par des actes terroriste­s de l’extrême droite que par des actes terroriste­s islamiques.»

 ?? CHIP SOMODEVILL­A GETTY IMAGES/AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Un affronteme­nt entre nationalis­tes blancs, néonazis, le Ku Klux Klan, des membres de l’« alt-right », des manifestan­ts antifascis­tes et la police lors du rassemblem­ent Unite the Right cette semaine, près de l’Emancipati­on Park à Charlottes­ville,...
CHIP SOMODEVILL­A GETTY IMAGES/AGENCE FRANCE-PRESSE Un affronteme­nt entre nationalis­tes blancs, néonazis, le Ku Klux Klan, des membres de l’« alt-right », des manifestan­ts antifascis­tes et la police lors du rassemblem­ent Unite the Right cette semaine, près de l’Emancipati­on Park à Charlottes­ville,...
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