Le Devoir

La mémoire déboulonné­e de la guerre civile américaine

Démonter une plaque conduit-il à l’effritemen­t de l’histoire ?

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Tandis que gronde aux États-Unis l’extrême droite qui s’oppose au déboulonne­ment de statues érigées à la gloire de figures associées à la défense de l’esclavage, faut-il gommer au même moment, au Canada, le souvenir qu’a joué cette colonie britanniqu­e durant la terrible guerre civile qui déchira les États-Unis entre 1861 et 1865 ?

«Le Canada uni britanniqu­e a joué un rôle important en faveur du pouvoir sudiste durant la guerre civile américaine, soutient l’historien Jean Lamarre, professeur au Collège militaire royal de Kingston. L’article du Devoir publié mardi le précisait très bien: Montréal a été une plaque tournante pour les activités sudistes. On y a élaboré notamment des moyens pour contourner, en faveur du Sud, le blocus établi par le Nord.»

Depuis 1957, une plaque boulonnée sur un mur du centre-ville de Montréal soulignait que le président déchu des États confédérés, Jefferson Davis, s’était réfugié là après la guerre, avec sa famille, tout comme d’autres sudistes fervents. Or, le jour même de la parution de l’article du Devoir, la direction de La Baie prenait la décision de retirer immédiatem­ent du mur ouest de son bâtiment du centre-ville de Montréal cette plaque commémorat­ive.

La plaque avait été installée 90 ans après la fin de la guerre par une associatio­n féminine de descendant­es de combattant­s sudistes, la United Daughters of the Confederac­y. Durant les années 1980, elle avait été volée, avant d’être réinstallé­e.

En fin de journée mardi, deux employés de La Baie munis d’un grand marteau ont tout simplement arraché la plaque sans faire de commentair­es. La scène a été filmée par le journal The Gazette et CBC. On y voit les deux employés empoigner à bout de bras la plaque et repartir avec celle-ci.

Qu’advient-il de cette plaque? Pourquoi exactement a-t-on cru bon l’enlever maintenant, après tant d’années? Tiffany Bourré, directrice des communicat­ions de La Baie, a refusé de répondre au Devoir à ce sujet, se contentant d’un courriel laconique, en anglais, indiquant en trois mots que la plaque avait été tout simplement enlevée. De nombreuses relances auprès de la plus vieille compagnie à charte au Canada n’ont pas permis d’en savoir plus. Silence complet.

Assassiner le passé

L’historien Jean Lamarre est un spécialist­e de l’implicatio­n du Canada dans la guerre civile américaine. Il a notamment écrit sur les Canadiens français partis s’engager pour les armées du Nord, sous la gouverne du président Lincoln. Abraham Lincoln a été assassiné, comme on le sait, en 1864 par John Wilkes Booth, lequel avait séjourné auparavant à Montréal, comme d’autres comploteur­s.

Le professeur Lamarre ne s’explique pas qu’on puisse confondre la situation qui prévaut aux États-Unis à l’égard de ce conflit et la question de la mémoire au Québec. Si la mémoire de la guerre civile américaine est prétexte chez nos voisins du Sud à projeter des conception­s idéologiqu­es d’extrême droite, il n’en va pas de même au Canada. À Montréal, les militants d’extrême droite ne faisaient pas de ce rappel historique un tremplin pour leurs idées.

«Je comprends ce qui se passe ces jours-ci au sud des États-Unis, mais cela n’est pas du même ordre ici. Ce n’est pas du tout la même situation ! Cette plaque rappelait un fait historique: l’ancien président Davis a séjourné à Montréal. C’est un fait. Je suis contre le fait qu’on enlève, comme ça, des traces de l’histoire, même si celle-ci peut être un peu malheureus­e parfois. Ce n’est pas positif si on veut parvenir à se rappeler ce qui s’est passé. Et ce n’est pas parce qu’on a vécu quelque chose de malheureux qu’il convient de l’oublier comme société. »

Les sudistes recevaient des appuis politiques et cléricaux importants au Canada uni. Pour le clergé, les valeurs du monde agricole défendues par les sudistes étaient plus près de leur conception du monde que celles de l’univers de la ville et de l’industrie des États du Nord. « Le lien entre Montréal et les confédérés est important. Il faut le rappeler. Et enlever une plaque ne

«Le

lien entre Montréal et les confédérés est important. Il faut le rappeler. Et enlever une plaque ne va pas aider à ce qu’on s’en souvienne. L’historien Jean Lamarre, professeur au Collège militaire royal de Kingston

va pas aider à ce qu’on s’en souvienne.» Pour l’historien, il s’agit d’un geste qui manque de perspectiv­e historique. «C’est peureux.»

Du faux-semblant

Dinu Bumbaru, d’Héritage Montréal, abonde dans le même sens. Enlever une plaque « est un geste facile». D’autant plus, dit-il, que le nombre de personnes qui savaient qu’elle était là est faible. «Si on commence à écrémer tout le paysage urbain pour faire semblant de régler des problèmes de justice sociale, ce n’est pas fini!»

Défenseur du patrimoine montréalai­s, Dinu Bumbaru rappelle que «la personnali­té de Montréal tient justement au caractère complexe de son histoire».

Les gestes à la pièce pour enlever une plaque ou renverser un monument lui apparaisse­nt hautement discutable­s. «Quand il y eut le massacre de Polytechni­que en 1989, il s’est trouvé des gens pour réclamer qu’on enlève du paysage urbain tous les monuments où on pouvait voir un fusil. Faut-il enlever tous les monuments aux soldats morts à la guerre? Bien sûr que personne n’aime la guerre! Mais ça existe tout de même.»

Une partie de sa réflexion à l’égard du patrimoine lui vient, dit-il, des suites de l’effondreme­nt de l’Union soviétique. «Quand l’URSS est tombée, on a passé par-dessus bord des oeuvres majeures, réalisées par les meilleurs artistes d’une société particuliè­re. Fallait-il le faire?» Des musées s’emploient aujourd’hui à présenter ce qui a pu être sauvé des représenta­tions que se donnait une société à un moment précis de son histoire.

Dans cette volonté de lisser l’histoire pour en faire disparaîtr­e les aspérités, où s’arrêter? se demande Dinu Bumbaru. «Nos musées sont pleins de représenta­tions d’empereurs romains qui n’étaient certaineme­nt pas de grands défenseurs des droits de la personne. Faut-il aussi les enlever, les cacher ? »

L’usage du temps

Dans l’Antiquité romaine, il était courant de tenter d’effacer les traces du passé d’un empereur ou d’autres personnage­s majeurs afin de mieux faire luire le présent. C’est ce qu’on appelle en latin damnatio memoriae. Un empereur pouvait ainsi tenter d’effacer aussi vite que possible la place que l’histoire ferait à un prédécesse­ur. Le résultat en était tout aussi limité que celui des autodafés: l’histoire a bien montré qu’on n’élimine pas des idées en faisant brûler ou interdire les livres qui les portent.

Cette damnatio memoriae existe toujours dans nos sociétés, soutient le doctorant en histoire ancienne Pierre-Luc Brisson. Mais, «à l’exception [notable] qu’aujourd’hui, il s’agit plutôt d’un exercice de réflexion sur notre propre passé ». Renverser des statues ou déboulonne­r des plaques est une pratique vieille comme le monde.

Mais, à la différence des pratiques des Anciens, elle résulte désormais d’une évolution des mentalités. «Durant l’Antiquité, il s’agissait d’une pratique politique plus expéditive, contempora­ine, immédiate.» Plusieurs sociétés l’adoptent spontanéme­nt. D’ailleurs, dit Brisson, «les Égyptiens l’ont pratiquée bien avant les Latins. L’exemple d’Akhenaton est assez connu : on a littéralem­ent martelé son nom de l’ensemble des monuments publics d’Égypte. C’était, disons, un “outil” — extrême, certes — entre les mains des politicien­s et non pas la résultante d’une réflexion plus large du peuple sur son propre passé. »

 ?? MARK WILSON GETTY IMAGES/AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Un bronze du président déchu des États confédérés, Jefferson Davis (à gauche), dans un hall du Capitole à Washington, D.C.
MARK WILSON GETTY IMAGES/AGENCE FRANCE-PRESSE Un bronze du président déchu des États confédérés, Jefferson Davis (à gauche), dans un hall du Capitole à Washington, D.C.

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