Le Devoir

Le mystère de Québec : des « électeurs aliénés » ?

- FRÉDÉRIC PARENT Professeur au Départemen­t de sociologie de l’Université du Québec à Montréal

Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’un ami m’informa du fait que quelqu’un discutait dans Le Devoir de mon livre Un Québec invisible, paru aux Presses de l’Université Laval en 2015 (Jean-François Daoust, «Le mystère de Québec. Les moins bien nantis rejettent la gauche », 15 août 2017).

Après une première lecture du texte prétendant invalider mes conclusion­s à partir de deux sondages en ligne, je me suis rendu compte, encore une fois, que nous ne parlions pas du Québec invisible, mais de légitimati­ons a posteriori de comporteme­nts sociaux.

Le texte de M. Daoust consolide à nouveau ce que j’y écrivais alors: la constructi­on d’un «mystère Québec» est une solution commode pour nous éviter d’étudier et de prendre en considérat­ion la vie des gens des «classes populaires». Devais-je répondre de ces simplifica­tions abusives qui ne portent pas directemen­t sur mes recherches et qui relèvent peutêtre davantage d’une lutte concurrent­ielle pour l’obtention de ressources et d’une «position sociale» dans l’espace universita­ire ?

Ce texte paru dans la rubrique Les idées en revues du Devoir me donne l’occasion d’aborder plus particuliè­rement l’état actuel de la recherche universita­ire, qui calque malheureus­ement trop souvent le modèle dominant du monde politico-médiatique (sondage, philosophi­e sociale, etc.) à des fins de réformes sociales, de contrôle des population­s et de moralisati­on des moeurs.

L’orientatio­n et le mode de financemen­t de la recherche universita­ire par les pouvoirs politiques n’aident en rien à la situation et à la promotion de la connaissan­ce scientifiq­ue. La conséquenc­e dans le cas qui nous occupe est la suivante: les territoire­s québécois (la région de Québec) se voient dotés d’une cohérence extérieure par le simple fait qu’ils sont réduits à une addition d’individus extraits de leurs relations sociales et de leur historicit­é. Les individus et les groupes deviennent des « répondants » et des « électeurs » avec des « variables » (sexe, âge, niveau de scolarité, etc.) et des « opinions ».

Ce texte ne peut pas infirmer des conclusion­s que je ne défends même pas, et encore moins celle où je prétendrai­s « que c’est essentiell­ement le rejet d’une présence gouverneme­ntale forte qui expliquera­it ce mystère ». Le rejet étatique n’explique rien, c’est bien ce qui serait à expliquer. Or je ne prétends pas expliquer ce «mystère», s’il en est un. Pour qui est ce «mystère»? Et qui le construit ?

Dans une entrevue au Soleil, j’ai en outre mentionné que je rejetais l’analyse simpliste d’une population « aliénée » par les radios parlées de Québec pour expliquer que des « électeurs » de la région votent plus à droite. J’ajoutais : « c’est parce que les universita­ires et autres observateu­rs de la scène politique réduisent ces population­s à leur comporteme­nt électoral, comme leur préférence souvent marquée pour les candidats aux idées conservatr­ices, qu’il existe un “mystère de Québec”».

Il est cependant important de défendre la connaissan­ce de la diversité des espaces sociaux du Québec pour éviter de participer à la remontée des extrêmes en colportant des simplifica­tions abusives, comme celle que l’auteur me met dans la bouche, sans aucune analyse véritable de mon enquête ethnograph­ique dans un village de la grande région de Québec. Son interventi­on n’ajoute malheureus­ement rien à cette connaissan­ce. Si l’auteur n’a pas le temps de lire mon livre, il n’a qu’à écouter l’entrevue que je donnais à Désautels le dimanche sur les ondes de la radio de Radio-Canada.

Si les sciences sociales s’inscrivent dans l’horizon des sciences, elles doivent viser la connaissan­ce du réel, et non seulement dans ses justificat­ions légitimant­es, mais aussi dans la diversité des pratiques humaines, et le vote politique n’est que l’une de ces pratiques. Pourquoi enfin donner autant d’importance à cette dernière si nous considéron­s par ailleurs que les individus, comme l’écrit l’auteur, sont des « électeurs aliénés » ?

Le financemen­t de la recherche par les pouvoirs politiques n’aide pas la science

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