Le Devoir

Comment survivre à une oeuvre de jeunesse sans trop rougir de honte ?

Il y a 75 ans, Anne Hébert publiait Les songes en équilibre, son premier recueil de poésie, qui ne sera jamais réédité de son vivant

- DOMINIC TARDIF

«Et s’il fallait jeter quelque chose au feu, ce serait Les songes en équilibre, le recueil le plus ancien », déclare Anne Hébert en 1979 lors d’une entrevue avec Réginald Martel. Publié en 1942 aux Éditions de l’Arbre, dirigées par des amis de son cousin SaintDenys Garneau, ce premier recueil de poésie avait d’abord presque unanimemen­t été accueilli de manière favorable par la critique. Il ne sera jamais réédité de son vivant, son auteure allant même jusqu’à qualifier ces textes de « maladroits dessins d’enfants» .Le communiqué de presse accompagna­nt le livre la présentait d’ailleurs comme une adolescent­e, malgré ses 26 ans.

« Les songes en équilibre correspond à ce qu’on attend d’une femme qui publie de la poésie à l’époque: la posture de la jeune fille rangée, les évocations de papa et de maman, la religion. Elle y croyait beaucoup », souligne la professeur­e titulaire au Départemen­t des lettres et communicat­ions de l’Université de Sherbrooke, Nathalie Watteyne.

Anne Hébert s’opposera pourtant en 1970 au projet d’une édition remaniée des Songes, afin d’éviter que Kamouraska, son grand roman venant au monde la même année, soit reçu à l’aune de ses strophes de jeunesse. Le Québec s’était évidemment, depuis 1942, considérab­lement distancié de la foi, tout comme l’écrivaine elle-même. D’autres projets de réédition n’aboutiront jamais. «Si le livre l’avait été, réédité, il ne l’aurait pas été en entier, c’est sûr. Elle trouvait plusieurs de ces poèmes puérils, enfantins», note Nathalie Watteyne.

Le premier volume des OEuvres complètes d’Anne Hébert, paru aux Presses de l’Université de Montréal en 2013, comprend néanmoins Les songes en équilibre, fruit d’une longue réflexion menée en compagnie des proches de l’écrivaine.

«On s’est longtemps demandé ce qu’on allait faire, se rappelle la prof Watteyne, qui a supervisé ce vaste chantier. Son ayant droit morale, Monique Bosco, n’était pas chaude à l’idée de l’inclure, avant que l’éditeur Benoît Melançon fasse valoir que si on publie tout sauf ça, ça attire inutilemen­t l’attention sur ce livre. Et puis ce recueil, sa meilleure part du moins, nous permet de comprendre le reste de l’oeuvre. Malgré la présence de la religion, il y a déjà là l’humour d’Anne Hébert, la contemplat­ion du paysage, le mal-être qui s’expriment. Ça nous permet aussi de comprendre ce qu’on attendait de l’écriture des femmes à l’époque. Ça montre le chemin parcouru.»

La maturité, après les culottes courtes

Si vous habitiez l’Estrie en 2007 et regardiez à l’occasion la télévision, vous avez peutêtre aperçu une jeune Kiev Renaud, 16 ans, candidemen­t confier à la caméra avoir réalisé un rêve en publiant, chez une maison d’édition de la région (GGC), le roman par nouvelles Princesses en culottes courtes, résultat de sa victoire au concours littéraire Sors de ta bulle.

«J’en ai pendant un certain temps eu honte», confie l’auteure de 26 ans, qui faisait paraître en 2016 Je n’ai jamais embrassé Laure (Leméac), qu’elle considère aujourd’hui comme son «deuxième premier roman ».

«Mon rapport à ce livre a beaucoup changé avec le temps, poursuit-elle. J’étais évidemment d’abord enchantée de pouvoir publier, mais plus je vieillissa­is, plus je le trouvais complèteme­nt ridicule et plus je me sentais pressée d’ajouter autre chose qui dirait mieux qui je suis devenue. Je ne suis toujours pas capable de le lire, mais je le considère avec beaucoup plus de bienveilla­nce depuis la parution de mon deuxième livre. J’ai rencontré cette année une classe de mon ancienne école secondaire. Les élèves avaient lu mes deux livres, dans lesquels ils décelaient les mêmes obsessions, ce qui m’a encore plus réconcilié­e avec le premier. »

Et même si, dans la librairie éphémère des Correspond­ances d’Eastman, le weekend dernier, Kiev Renaud arrachait gentiment ses Princesses des mains des festivalie­rs qui désiraient la découvrir, pour y poser sa Laure, l’écrivaine choisit désormais la sagesse du laisser-aller. «J’ai d’autres combats à mener que de rejeter ce texte-là, qui est au fond assez cute, et dans lequel, oui, il faudrait faire beaucoup de ménage, mais dans lequel je vois aussi quelque chose de maladroit, de pur et de plutôt touchant.»

Assumer la cocasserie

Avant de faire paraître deux romans sous le pseudonyme de Clara Ness, puis de renouer avec son véritable nom en début d’année grâce au puissant Perry dans les phares (Flammarion), Marie-Ève Lacasse publiait en 1997 chez Vents d’Ouest le recueil de nouvelles Masques. Elle n’avait que 14 ans.

Qu’en pense-t-elle aujourd’hui ? «C’est un truc d’enfant », observe-t-elle au bout du fil, depuis Paris, très amusée d’être ainsi renvoyée aux premiers bourgeonne­ments de sa vie d’écrivaine. « C’est un peu embarrassa­nt dans la mesure où ça laisse une trace que je préférerai­s qu’on ne lise pas. Si, à la fin de ma vie, on faisait une édition critique de tout ce que j’ai écrit, on ne mettrait pas Masques. Je l’envisage comme une forme de cocasserie biographiq­ue. J’imagine que certains auteurs pourraient être gênés que des gens puissent déceler dans un texte de jeunesse une sorte de génétique de l’oeuvre, qui fournirait des clés biographiq­ues, mais aujourd’hui, j’assume tout. Avec Internet, ça ne sert à rien de toute façon d’essayer de cacher quelque chose.»

Au printemps 1995, MarieÈve Lacasse, éblouie du haut de ses 15 ans par les Poèmes pour la main gauche d’Anne Hébert, qu’elle vient tout juste de lire, envoie une lettre à la grande dame des lettres québécoise­s. «Tous mes voeux pour une vie passionnan­te et une écriture telle que vous la rêvez », lui répondra-t-elle très généreusem­ent. Elle savait mieux que quiconque à quel point la route du rêve emprunte parfois des détours nécessaire­s, mais qui, dans le rétroviseu­r, pourront bientôt faire monter le rouge aux joues.

 ?? TÉLÉ-QUÉBEC ?? Anne Hébert avait qualifié les textes de son oeuvre de jeunesse de «maladroits dessins d’enfants».
TÉLÉ-QUÉBEC Anne Hébert avait qualifié les textes de son oeuvre de jeunesse de «maladroits dessins d’enfants».

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