Voyage en phobophobie
Michaël Escoffier et André Bouchard affrontent la peur en renouvelant la figure du monstre
Si dans les contes traditionnels la peur permettait de maintenir le peuple dans un état de soumission, de le mettre en garde, dans les albums contemporains, elle joue la plupart du temps un rôle d’identification et d’accompagnement auprès des enfants. Dans de rares et heureux cas, certains auteurs empruntent des chemins de traverse pour y arriver et rejouent avec audace ce vieux thème. C’est le cas de Michaël Escoffier et d’André Bouchard.
Dans Plus gros que le ventre, Escoffier n’a aucune envie de réconforter son lecteur. Au contraire, il le provoque, l’interpelle, capte son oeil et son intérêt. Le petit devient ainsi partie prenante d’une histoire dont il ne veut surtout pas être le héros. «Attention, ce livre contient un monstre avec deux gros yeux énormes ! » peut-on lire en amorce de l’album. L’illustration met plutôt en scène une toute petite vache innocente marchant d’un pas léger. Le grand jeu débute à la page suivante alors que le monstre apparaît. Tout petit d’abord, mais ça, «c’est parce qu’il est loin. Surtout, pas un bruit, tu vas le réveiller!» Trop tard, c’est fait. Et le monstre se met à manger tout ce qui se trouve sur son passage: pommes, feuilles, arbres, vaches. Plus il mange, plus il grossit et plus le narrateur invite le lecteur à se cacher afin de ne pas être repéré : «Voilà qu’il approche! Referme ce livre! Mais pourquoi tu ne l’as pas refermé? Impossible de lui échapper ! »
La chute participe d’un tout déjanté, d’une formule qui mêle habilement humour et effronterie. Les illustrations d’Amandine Piu jouent pour beaucoup dans l’effet ressenti chez le lecteur. Le trait rond et candide, les plans d’ensemble présentés en début d’histoire laissent peu à peu place au monstre rondouillard, mais à l’oeil vilain, qui éclipse tout sur son passage, grossissant à chacune des pages jusqu’à ne laisser voir que sa grande gueule prête à avaler le lecteur. À lire haut et fort, et sans modération.
La peur du noir
Si les araignées, serpents, loups et autres créatures souvent mal aimées figurent dans les pires cauchemars des enfants, la nuit — et de surcroît la noirceur — demeure la source de leur apparition soudaine. C’est du moins ce qu’André Bouchard sous-tend dans son nouvel opus, Les nuits de Lison. Incapable de dormir, la fillette fait des pieds et des mains et des entourloupettes pour éviter de se retrouver seule dans sa chambre. Tout devient prétexte à faire passer l’interminable nuit, à chasser ce «noir qui dégouline dans toute la maison», dit-elle. Les yeux inquiétants des peluches, le crocodile sous son lit, le moustique qui «va sucer tout son sang», tout l’inquiète. Et pourquoi d’ailleurs les étoiles ne veulent-elles pas entrer dans sa chambre sinon parce qu’elle est inhospitalière, sombre et terrifiante?
Présenté en 14 tableaux, alternant surtout entre la chambre de la petite et celle des parents exténués, l’album aux allures bédéesques permet d’explorer le thème tout en saisissant l’irrationnel du sentiment. Bouchard a décidément l’art de la réplique, offrant des réparties savoureuses, entretenues par Lison qui questionne et se répond, ne laissant jamais la parole aux parents. Ces derniers, spectateurs du va-et-vient, se laissent porter par le grand jeu de leur fille, soumis à ses lubies. L’illustration joue d’humour et de caricature, décoinçant le thème, et surtout mettant en lumière de façon claire les manipulations de la petite.