Surveillants du quotidien
Rare incursion dans la plus vieille et la plus peuplée des prisons québécoises
Un détenu battu à mort par neuf codétenus, une émeute déclenchée en réponse à la surpopulation, des colis suspects abandonnés par des drones dans les cours des résidents avoisinants, des amendes pour des repas servis trop froids en plus d’excréments de rongeurs retrouvés dans la cuisine. Inutile de dire que la prison de Bordeaux a eu mauvaise presse dans les derniers mois.
Comment le personnel de la plus vieille et la plus peuplée (1600 détenus) des prisons québécoises tente-t-il de tirer son épingle du jeu ? Pour la toute première fois, des caméras de télévision ont pu passer 25 jours de l’autre côté des barreaux. En prison présente sur Z le quotidien de ces 600 employés, le fruit de négociations de plus d’un an et demi entre la production, la Direction des services correctionnels et le ministère de la Sécurité publique. « Les médias rapportent des choses souvent négatives et [les services correctionnels] sont souvent en réaction. Ils font un travail assez ingrat et ont vu une occasion de montrer ce que c’est que la vraie réalité dans une prison comme Bordeaux, le travail des gens à qui l’on confie des criminels que l’on ne veut pas voir dans la rue», raconte le producteur au contenu Yves Thériault. «Une fois qu’ils nous ont donné l’autorisation, ils nous l’ont donné jusqu’au bout. On a eu accès à vraiment tout le quotidien de la prison et toutes les personnes qui y travaillent. On n’a pas été du tout censurés», ajoute le réalisateur Bernard La Frenière.
Fait plutôt rare, c’est presque uniquement du côté des employés que la série se concentre. Une condition sine qua non du ministère de la Sécurité publique, mais également un choix éditorial de l’équipe. «On aurait aimé entendre davantage les détenus, mais ils ont souvent d’autres canaux pour s’exprimer», lâche M. Thériault. Un grand nombre de détenus ne veulent pas non plus s’exprimer à la caméra. «On comprend pourquoi, ils ne sont pas dans le meilleur bout de leur vie la plupart du temps», explique M. La Frenière.
Organisation
Dans une immersion complète, la série de dix épisodes permet de mieux comprendre le fonctionnement de la prison provinciale de Bordeaux. Sur un rythme presque militaire, on assiste à la remise des repas aux prisonniers. Entre-temps, on les surveille. Aucun autre lieu que la cafétéria ne permet mieux de comprendre les relations entre les prisonniers, à savoir qui mange avec qui. «Le classement des détenus, c’est d’une complexité: il faut séparer les détenus selon leur accusation pour qu’ils ne se battent pas ou qu’ils ne se fassent pas agresser. La moindre erreur peut dégénérer en tragédie», souligne M. La Frenière, impressionné. Malgré les conflits qui peuvent éclater à tout moment au coin de chaque couloir, on se retrouve toujours à l’abri du sensationnalisme. Habitué par le milieu carcéral, Yves Thériault a tout de même été frappé par la tension constante qui règne au sein du pénitencier. «Lorsque tu es un détenu, tu n’es jamais tout seul. Deux par cellules, ils vivent dans une cellule grande comme un walk-in. [Le codétenu] vit avec toi, dans ton espace, tu l’as toujours dans la face.» En trame de fond, toujours un fond de porte qui se ferme, des grésillements de walkies-talkies, des clés qui se frappent entre elles. «C’est vraiment intense», se désole M. Thériault. Le silence est donc une denrée bien rare. Presque inexistant, on peut toutefois le retrouver dans la chapelle, où se rencontrent quatre aumôniers catholiques, un imam, un rabbin et un aumônier laïque. Plusieurs en prison décident de se tourner vers Dieu. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir des affiches de pin-up côtoyer des affiches religieuses. «Les personnes qui se retrouvent en prison ont beaucoup de temps. Du temps pour s’adonner à des activités criminelles, mais il y en a qui en profitent pour reconnecter avec leur religion. Ou ils en profitent pour chercher quelque chose, comme une bouée peut-être», souligne M. Thériault.
Autre génération, autres moeurs
Signe d’un changement d’époque, les «gardiens de prison» ont fait place aux agents correctionnels. Ils sont plus nombreux à posséder des diplômes collégiaux et universitaires. Si la jeune génération n’a pas connu le traumatisme des deux agents correctionnels assassinés par des membres des Hells Angels en 1997, leur approche s’en voit influencée. «Ils ont une façon de dealer avec les détenus avec de la psychologie et de la diplomatie. Ils n’ont pas le choix, ils cohabitent dans le même espace», soutient M. Thériault. Loin des images de violence, les agents des services correctionnels, infirmières, criminologues et membres des équipes d’intervention d’urgence font ici preuve d’humanité, conscients que ce sont souvent des gens laissés à eux-mêmes, qui se sont trop souvent rendus jusqu’en prison en se faisant battre ou passant d’une famille d’accueil à une autre.
Mais de l’autre côté, il y a la désinstitutionnalisation. Des personnes itinérantes et psychiatrisées qui effectuent des allersretours de la rue en prison, en quête de nourriture ou d’un peu d’aide. « Ça m’a donné le vertige quand je suis allé là. J’avais l’impression de me ramasser à Saint-Jeande-Dieu [aujourd’hui l’hôpital Louis-Hippolyte-Lafontaine] dans les années 50. C’est vraiment triste à voir. Des gens qui n’ont pas vraiment d’affaire là. Qu’est-ce que tu veux? C’est là qu’on les met, c’est un choix de société. Ce n’est pas le choix des gens qui travaillent à Bordeaux. Eux autres sont obligés de les accueillir. Ça, c’est lourd.» Une série documentaire d’une rare sensibilité sur les travailleurs de l’ombre.