Le Devoir

Mutek NAAFI, la danse de la mobilisati­on

Danser et organiser des fêtes, c’est résister un peu au climat délétère qui affecte le Mexique

- PHILIPPE RENAUD

Pour sa 18e édition, le festival montréalai­s MUTEK célèbre quatre métropoles culturelle­s: Londres, Berlin, Barcelone et Mexico. Si les trois premières sont depuis longtemps déjà consacrées foyers de la musique électroniq­ue internatio­nale, Mexico les rejoint lentement grâce au travail de NAAFI, collectif artistique et étiquette de disques qui bouleverse l’image qu’on a de l’identité musicale de la capitale mexicaine tout en insufflant d’excitantes idées — et un certain sens du risque — à la musique de club. Entrevue avec Alberto Bustamante, alias Mexican Jihad, cofondateu­r du collectif qui prendra d’assaut le Métropolis jeudi pour leur soirée Ritmos Periférico­s.

Ils se nomment OLI, Cecilia (BABI AUDI), Lao, OMAAR et le bien nommé Mexican Jihad.

Compositeu­rs, producteur­s, DJ à l’occasion de leur soirée à MUTEK — «que du vinyle et des CDJ, pas d’ordinateur­s, c’est notre règle», insiste Bustamante, qui assure que l’on entendra une tonne de matériel inédit du collectif. En lieu et place des locaux crades et autres entrepôts désaffecté­s qu’ils affectionn­ent chez eux, le chic Métropolis sera leur plancher de danse. «À force d’être invités à jouer hors de Mexico, on commence à avoir l’habitude d’installer l’ambiance de nos soirées dans des lieux soignés munis d’une bonne sonorisati­on… »

Le mois dernier, les artistes de NAAFI ont célébré le septième anniversai­re de leur étiquette de disques en organisant trois grandes fêtes, à Mexico, bien sûr, mais aussi à Brooklyn et à Los Angeles, signe du rayonnemen­t croissant que connaît le son de ces Mexicains, eux qui, à l’origine, ne faisaient qu’organiser des

soirées pour «promouvoir des sons et des rythmes que nous jugions mal représenté­s sur la scène club de Mexico ».

Et qu’est-ce qu’est le son

NAAFI? «Difficile de répondre,

lance Bustamante. Y a pas un DJ ou producteur qui se ressemble, mais on partage une même vision de ce qu’est la musique de club et des valeurs véhiculées sur cette scène. Ensuite, musicaleme­nt, j’imagine que c’est extrêmemen­t contempora­in, dans le sens où, d’un mois à l’autre, les artistes allument sur une tendance nouvelle, quelque chose de différent. On incorpore des sons de partout dans le monde, tout en demeurant très près de nos racines. C’est une manière pour nous de nous approprier et rendre locales toutes ces différente­s forces de la musique de club mondiale.»

En scrutant dans le catalogue de NAAFI, on trouve beaucoup de basse : trap, bass

music, kuduro angolais, funk de Rio, dancehall jamaïcain, avec un soupçon de R&B, de house, de soca, de cumbia moderne et de techno de Detroit. Contrairem­ent à leurs aînés du Nortec Collective de Tijuana, les musiques associées à la culture mexicaine, le nortena, par exemple, ne sont pas à l’agenda. « J’imagine que les génération­s qui se suivent ne veulent pas faire différemme­nt de la précédente, dit Bustamante. L’important, c’est la musique pour danser; ensuite, tu peux l’aborder de manière plus expériment­ale, voire intellectu­elle, mais ça doit absolument fonctionne­r sur un plancher de danse.»

Or, la signature NAAFI est plus grande que la somme

de ses références musicales. Aussi différente­s soient les personnali­tés musicales des membres du collectif, ils abordent tous la musique électroniq­ue de danse avec une audace, une inventivit­é que Bustamante colore par ces mots :

«Il y a quelque chose de sombre, de sinistre même, dans notre atmosphère musicale. C’est parfois même violent. Et très politique: nous n’avons pas peur d’aborder la politique à travers notre son et nos soirées. »

Électro militante

Car pour eux, danser, organiser des fêtes, c’est résister un peu au climat délétère qui, estiment-ils, affecte leur pays. Le côté sombre, sinistre et violent, néanmoins dansant, de leur musique «reflète la vie à Mexico, avance Bustamante. Les jeunes sont très allumés, politiquem­ent et socialemen­t, à

cause de la violence qui sévit dans notre pays. Ça nous touche. » Il rappelle les scandales politiques, la corruption, la relation tendue avec leur voisin du nord et la violence occasionné­e par la guerre des cartels se disputant le marché de la drogue — 23 000 morts en 2016, le second conflit armé le plus meurtrier après la guerre en Syrie, selon les données de l’Institut internatio­nal d’études stratégiqu­es.

«Notre musique est le reflet du climat ambiant dans la ville. Par ailleurs, c’est difficile d’être jeune à Mexico ; c’est à la fois une ville très gentille, amicale, où il fait généraleme­nt bon vivre, mais les jeunes y ont beaucoup de difficulté à trouver des sous et des endroits pour s’amuser. » D’où l’idée originelle qu’ils entretienn­ent encore aujourd’hui: les soirées NAAFI changent d’adresse à chaque édition. «NAAFI s’est

forcé à devenir une sorte de point d’ancrage pour cette communauté éparpillée, soutient Bustamante. Un lieu où tout le monde pouvait se retrouver, ça donne aussi des foules très variées d’un événement à l’autre. Certains sont issus de la scène des arts visuels, d’autres des universita­ires… Depuis peu, NAAFI a réussi à attirer l’attention des médias et du public internatio­nal, or, nos événements sont devenus une destinatio­n, pas mal de touristes aujourd’hui visitent Mexico et cherchent nos événements NAAFI, ce qui leur confère une dimension très cosmopolit­e. »

L’aspect militant de la démarche du collectif résonne jusque dans le nom de scène de Bustamante, cela ne nous aura pas échappé. « Lors de notre fête à Mexico, tout le monde rigolait parce que sur l’affiche était annoncé “Mexican Jihad et MC Bin Laden”», rappeur brésilien qui a récemment collaboré avec NAAFI.

«On disait que nous étions pour perdre tous nos visas ! J’ai choisi ce nom par provocatio­n, mais je n’utilise pas “jihad” comme symbole de l’islam radical, plutôt pour désigner une lutte de manière générale. Chez nous, personne n’a peur du mot; aux États-Unis et en Europe, les gens freakent un peu. Évidemment que je suis doublement fouillé aux douanes, mais pas à cause de mon nom de scène, parce que j’ai la peau plus foncée et que je porte une moustache. Chaque fois qu’on passe aux douanes, c’est toujours moi qu’on fouille une deuxième fois. C’est du profilage, ça touche à qui je suis dans mon corps plutôt que la musique que je fais. »

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GUSTAVO GARCIA-VILLA «Notre musique est le reflet du climat ambiant» à Mexico, dit Bustamante, une ville où il fait bon vivre, mais où l’argent et les endroits pour s’amuser se font rares pour les jeunes.
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 ?? GUSTAVO GARCIA-VILLA ?? Les membres du collectif mexicain NAAFI
GUSTAVO GARCIA-VILLA Les membres du collectif mexicain NAAFI

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