Le Devoir

Théâtre Alexis Martin et Pierre Lebeau font revivre Camillien Houde

Alexis Martin et Pierre Lebeau rappellent à notre mémoire défaillant­e un populaire maire de Montréal

- MARIE LABRECQUE

C’est, d’une certaine façon, une histoire de démocratis­ation. Un «spectacle de quartier» gratuit d’Espace libre mettant en scène vingt résidants de Centre-Sud dans de petits rôles pour raconter l’histoire d’un politicien qui a longtemps représenté ce secteur de la métropole. Un hommage approprié, puisque l’ancien maire (1889-1958) appartient à la première génération d’élus issus du milieu ouvrier, rompant avec le privilège d’une élite. Aboutissan­t sur une fête populaire au parc des Faubourgs, cette pièce d’Alexis Martin entend redonner aux Montréalai­s, dans le cadre du 375e anniversai­re de leur ville, un pan un peu oublié de leur histoire.

L’auteur de Camillien Houde, «le p’tit gars de Sainte-Marie » et l’interprète du rôle-titre vivent cette expérience très démocratiq­ue comme un vent de fraîcheur. Ce contact avec des néophytes enthousias­tes rappelle aux deux complices de toujours combien ce geste théâtral, presque banalisé, est significat­if. Pierre Lebeau, qui joue moins sur scène qu’à une certaine époque où il acceptait «presque n’importe quoi par insécurité», se concentran­t désormais sur les projets qui lui «tiennent vraiment à coeur », semble particuliè­rement ému par l’aventure. «J’ai l’impression de revenir à mes débuts. Ça me ramène en quelque sorte à l’essentiel : le plaisir de jouer, de ne pas juste être un profession­nel efficace.»

Et il semblait tout désigné pour incarner ce maire qui possédait un talent d’acteur et qui, comme lui, a même déjà joué Cyrano de Bergerac… Un personnage coloré suscitant une adhésion populaire qui n’a pas d’équivalent actuel, croit Lebeau. Et il «n’avait pas peur de la grandiloqu­ence, contrairem­ent à nos politicien­s, souvent assez ternes, merci. À l’époque, leurs moindres excès ne se retrouvaie­nt pas à la une le lendemain…»

La pièce expose deux faces de cet être très ambitieux, résume son interprète. «Il y a l’homme public, roublard, clownesque même. Et le Camillien Houde très “insécure” en privé, extrêmemen­t anxieux de garder le pouvoir pour continuer à vivre décemment. Il avait une peur terrible de retomber dans la misère.»

Les limites du pouvoir

À travers ce portrait d’un homme qui s’est fait élire aux trois paliers gouverneme­ntaux, Alexis Martin vise à faire connaître la société montréalai­se d’alors et ses moeurs politiques. Une période où «les dépenses électorale­s n’étaient à peu près pas encadrées» et la corruption, plus grossière. « Aujourd’hui, je pense que ça passe par des chemins beaucoup plus détournés, subtils, cachés.»

Surtout, le dramaturge voit des parallèles intéressan­ts entre les années 30 et notre ère. Il considère Camillien Houde comme un « chaînon avant la profession­nalisation de la politique et la technocrat­ie. Il appartient à la dernière génération de grands improvisat­eurs et de politicien­s plus ou moins compétents. Mais diriger une grande ville n’était alors pas aussi complexe. Houde, pour moi, représente la fin d’un certain Canada français. Où les gouverneme­nts, dont les budgets ne sont pas énormes, ont peu de marge de manoeuvre.» Le symbole d’une petite communauté s’apercevant qu’elle est « comme un grain de poussière dans l’univers ».

Durant la Dépression, alors que l’Hôtel de Ville est «transformé en agence d’aide aux chômeurs» (25% des travailleu­rs!), le premier magistrat mesure son absence de pouvoir. Aussi populiste dans le bon sens du terme, ayant «une réelle préoccupat­ion des gagne-petit», Camillien Houde va faire des pieds et des mains pour tenter de soulager la pauvreté de ses concitoyen­s. «En écoutant certains de ses discours, on dirait aujourd’hui: coudonc, c’est un socialiste! Il accuse carrément les pouvoirs d’argent et les banques d’affamer la ville. Dans les années 30 arrive la constatati­on qu’on est entrés dans une ère du capitalism­e où le processus est plus fort que tout. L’argent mène la barque. Et même les premiers ministres se rendent compte qu’ils sont comme des fétus de paille dans ce vortex internatio­nal. Le capitalism­e mondialisé commence dans ces années-là. »

Or, après une parenthèse dans les années 7080, où on a cru «qu’on pouvait, avec l’État, contrôler les forces du Capital», ce constat d’impuissanc­e est revenu. «Face aux grandes [entreprise­s] transnatio­nales», les pouvoirs publics ont un champ d’action très limité. «Quelle est la marge de l’Assemblée nationale, réellement, pour infléchir l’économie? À peu près aucune.»

L’auteur, qui a pris des libertés avec la vérité historique, fait dire à son protagonis­te que, « finalement, la crise économique va peut-être marquer plus durablemen­t les Canadiens français que la Conquête». Le délitement de l’État moderne est annoncé depuis longtemps.»

Et l’histoire ?

Grâce à cette représenta­tion de Camillien Houde, c’est donc un «Canada français enfui, un monde qui est mort avec lui» que les plus jeunes vont pouvoir découvrir. Et entendre.

«Alexis a beaucoup recréé l’époque par la langue, très différente de ce dont on parle aujourd’hui», note Pierre Lebeau. Le comédien, qui s’est abondammen­t documenté, mise sur l’évocation. Le spectacle utilise aussi une profusion d’archives visuelles de la Ville, «un trésor extraordin­aire» dixit l’auteur, comme toile de fond.

Parlant d’histoire, plusieurs ont critiqué le faible contenu mémoriel des festivités montréalai­ses, mais Alexis Martin pense que le problème est plus profond. Généralisé. «Comment ça se fait, qu’on a besoin d’occasions spéciales pour réactiver cette matière-là ? Je pense qu’on devrait avoir un rapport beaucoup plus immédiat avec [notre passé]. Ça manque énormément.» Et notamment sur scène, constate l’auteur de la trilogie L’histoire révélée du Canada français, 1608-1998. «Alors qu’en Europe, et même aux États-Unis, on retrouve beaucoup de contenu historique au cinéma, à la télé comme au théâtre, ici, il y a une sorte de désert étonnant. Il n’y a jamais eu de grand show théâtral sur Papineau. Et ce qui me fait peur, c’est que le 375e va passer et qu’on ne parlera plus de l’histoire de Montréal. Ce serait dommage: elle est passionnan­te…»

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 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Alexis Martin, à gauche, en compagnie de Pierre Lebeau, veut aussi faire connaître la société montréalai­se d’alors et ses moeurs politiques.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Alexis Martin, à gauche, en compagnie de Pierre Lebeau, veut aussi faire connaître la société montréalai­se d’alors et ses moeurs politiques.

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