Le Devoir

La noblesse russe sous le pouvoir rouge

- CHRISTIAN DESMEULES

Que sont devenus les membres de l’aristocrat­ie russe dans le sillage de la révolution d’Octobre 1917? On croit souvent, largement à tort, que les membres de la noblesse ont tous pris la fuite dans les années qui ont suivi, qu’ils ont été tout simplement engloutis avec l’époque tsariste, comme par enchanteme­nt.

La presse soviétique a largement contribué à cet effacement. En 1922, par exemple, un article racontait que «la noblesse russe avait été emportée par la syphilis ». Et le mythe du Russe blanc, prince faisant le chauffeur de taxi à Paris ou ancienne duchesse devenue gérante d’une pension à San Remo après avoir vendu tous ses bijoux, s’il possède un fond de vérité, est l’écran de fumée devant une réalité plus complexe.

C’est cette histoire silencieus­e qu’a cherché à exhumer Sofia Tchouikina, maître de conférence­s à l’Université Paris VIII Vincennes–SaintDenis et chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique dans Les gens d’autrefois: la noblesse russe dans la société soviétique. Au moyen d’un méthodique et patient travail, d’entretiens avec des descendant­s de la noblesse, des extraits de mémoires d’aristocrat­es russes morts en exil, l’historienn­e russe tente d’«élucider le parcours méconnu de l’ancienne noblesse en URSS et de rendre visibles les mécanismes de formation de la structure sociale soviétique».

À la veille de la Première Guerre mondiale, la noblesse comptait en Russie 1,9 million d’individus — soit près de 1% de la population. Tous n’ont pas eu la possibilit­é (ou même le désir) de partir à l’étranger après la victoire des bolcheviqu­es. Par manque de moyens, apathie, résignatio­n ou parfois même conviction et loyauté envers le nouveau pouvoir, ils sont nombreux à être restés.

Et pour survivre à travers le tumulte du siècle, les «gens d’autrefois», comme on les désignait dans la presse soviétique, ont dû adopter différente­s stratégies d’adaptation, de reconversi­on ou de discrétion. Et pour nombre d’entre eux, en raison de leur bagage culturel et de leur éducation — mais aussi de leurs propres intérêts —, cette reconversi­on passait souvent par la pratique des arts. Connaissan­ce des langues étrangères, pratique de la danse, du chant, d’un instrument de musique, de l’équitation: une fois ruinés, ce «supplément d’âme » est souvent tout ce qu’il leur restait.

Untel, par exemple, passionné par la nature et par la chasse, est devenu après la révolution un chasseur de loups réputé, auteur d’essais, d’articles de presse et d’oeuvres littéraire­s consacrés à la chasse. Un autre encore a créé une petite troupe de théâtre. La veuve d’un général s’est trouvé du travail dans une chapelle, où elle s’occupe du potager, fait la cuisine, la lessive et donne des cours de français. « On me nourrit, on me donne du pain. Je suis contente», écrivait-elle en 1922 à ses enfants partis à l’étranger.

Pour une assiette de soupe, dans les années 1930, on pouvait donc obtenir un cours de français ou de musique.

Pour d’autres, les stratégies ont pris des formes différente­s, comme des mariages de «raison», conçus souvent pour camoufler un nom de famille trop rattaché au passé aristocrat­e, en espérant se fondre dans la masse prolétaire.

Dans un contexte où les anciens nobles n’avaient plus accès aux études supérieure­s, réservées aux prolétaire­s, l’éducation des enfants, seul moyen de «persister» dans leur distinctio­n, était devenue un défi considérab­le. Mais le principe éducatif qui a perduré et s’est complexifi­é au cours de l’époque soviétique, raconte Sofia Tchouikina, est peut-être avant tout la pratique de l’art du silence et de la discrétion. D’autant plus lorsqu’on vit à plusieurs familles dans des logements transformé­s en appartemen­ts communauta­ires et que quiconque peut vous dénoncer.

Phénomène moins connu encore, Sofia Tchouikina y montre aussi comment, par une sorte de processus d’osmose sociale complexe, les «gens d’autrefois» ont pu transmettr­e une partie de leur culture au fonctionne­ment de l’État et de la société soviétique­s.

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Que sont devenus les nobles russes dans le sillage de la révolution d’Octobre 1917?

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