Le Devoir

Écrivains voyageurs Sylvain Tesson et l’art de l’évasion

- CHRISTIAN DESMEULES

Dans la cohorte actuelle des écrivains voyageurs, en voici un qui semble particuliè­rement épris de liberté, de solitude et d’aventure.

Né en 1972 à Paris, fils de journalist­e et géographe de formation, passionné d’escalade, « alpiniste gonzo », Sylvain Tesson s’est rapidement fait un nom dans les milieux du raid et de l’aventure, avant de glisser de plus en plus au fil des ans vers la littératur­e.

En 1993, il faisait le tour du monde à vélo avec un ami, Alexandre Poussin, aventure qui va lui inspirer son premier livre, On a roulé sur la terre (1996). En 1997, ils vont effectuer ensemble une traversée à pied de l’Himalaya, avalant en cinq mois 5000 km du Bhoutan au Tadjikista­n, en passant clandestin­ement par le Tibet ( La marche dans le ciel : 5000 km à pied à travers l’Himalaya, 1998).

D’autres voyages suivis d’autres livres vont naître. Quelques essais, comme Petit traité sur l’immensité du monde. Suivront aussi des recueils de nouvelles, tels Une vie à coucher dehors et S’abandonner à vivre (2009 et 2014), où affleurent la misanthrop­ie de l’écrivain, son scepticism­e face à notre époque esclave de la technique et son dégoût des fanatismes.

Mais c’est avec Dans les forêts de Sibérie, couronné par le prix Médicis de l’essai en 2011, que Tesson se fait connaître d’un plus large public. L’écrivain aventurier s’était promis de vivre en ermite au fond des bois avant de fêter ses 40 ans? Il va donc s’installer à demeure pendant six mois dans une cabane en rondins sur les rives du lac Baïkal, bien gréé pour ce «voyage immobile» d’une caisse de vodka et de quelques kilos de livres choisis.

Son quotidien y consistait à fendre du bois. Pêcher à travers la glace du lac. Lire Les Rêveries du promeneur solitaire, quelques pages de Casanova ou des stoïciens. Surveiller la progressio­n d’un rayon de soleil sur la nappe. Observer le ciel se refléter sur l’immensité du lac. L’immobilité lui a apporté ce que le voyage ne lui procurait plus, racontait-il. Une forme de paix, une école du regard.

De mai 2003 à janvier 2004, pour écrire L’axe du loup qui raconte sa folle entreprise, Sylvain Tesson refaisait «by fair means » (à pied, à vélo ou à cheval) le trajet qu’aurait emprunté à pied le Polonais Slavomir Rawicz, évadé d’un goulag soviétique avec six autres camarades en plein hiver 1941. Ils marcheront de Iakoutsk, en Sibérie, jusqu’en Inde, raconte Rawicz dans À marche forcée, le récit qu’il a livré de cette fuite — une aventure extrême dont la véracité a toutefois vite été mise en doute.

Comme eux, ou presque,

Sylvain Tesson va donc traverser les taïgas de Sibérie, de Baïkalie et de Bouriatie, avant de tracer à travers les steppes de la Mongolie, le désert de Gobi, les plateaux du Tibet, la chaîne himalayenn­e et les jungles du Sikkim. Neuf mois de solitude et d’efforts pour arracher 6000 kilomètres à des environnem­ents hostiles.

En accompliss­ant ce voyage, il cherchait à rendre hommage «à tous les arpenteurs de steppes, les bouffeurs d’horizons, les défricheur­s d’espace et les porteurs de souffle qui savent que s’arrêter, c’est mourir ».

Des marécages, des fous et des écueils, des rencontres éthyliques insensées au milieu de nulle part, des moments de poésie parfaite, de la générosité à redonner espoir en l’humanité: son récit vibre, inspire, terrifie. Habité par la crainte de rencontrer des ours en Sibérie, il marche en tapant dans sa gamelle ou en récitant tout haut des vers de Péguy. Au Tibet, il intègre un trio de moines se rendant à Lhassa.

Ce solitaire forcené n’hésite jamais à repousser les limites du corps et de l’inconfort. « Je découvre un nouveau sens à ma vie: marcher tout le jour durant, boire l’eau du lac, suivre la course des hérons au ras de la surface, pêcher un poisson et passer de longues minutes à le préparer puis chercher un endroit où jeter mon bivouac. Et le sens de la nuit, c’est de se reposer de cette belle vie-là.»

Là où un Nicolas Bouvier met dix ou vingt ans avant de publier un livre, Tesson semble rédiger ses livres dans l’instant. Regardeur attentif, courageux voyageur, le Français n’hésite pas non plus à se décrire comme un adepte de

«l’escapisme», une doctrine de son cru qui privilégie la fuite comme remède à tout.

Un thème qu’il aborde également dans Une très légère oscillatio­n, assemblage de textes parus entre autres dans le magazine Le Point, et qui forme une sorte de journal couvrant les années 2014 à 2017. Il affronte dans ces pages quelques-unes de ses bêtes noires. Lui-même, la bêtise des hommes, la maladie, l’islamisme. « Si l’islam ne trouve pas son Luther, l’islamisme cheminera toujours à ses côtés, comme une ombre projetée par un soleil noir.»

Atteint depuis longtemps de «stagophili­e» (passion immodérée pour l’escalade de toitures), Tesson a frôlé le pire en août 2014. À Chamonix, en escaladant à mains nues et avec un verre dans le nez la façade du chalet de l’écrivain JeanChrist­ophe Rufin, Sylvain Tesson a fait une chute d’une dizaine de mètres: traumatism­e crânien, multiples fractures, dix jours dans le coma, paralysie faciale. «J’étais devenu un vieux monsieur, j’avais pris cinquante ans en dix mètres.»

Après de longs mois de rééducatio­n, sa gueule cassée ne l’a pas empêché de reprendre la route. Mais peut-être s’est-il un peu repenti de sa frénésie d’évasion, lorgnant une forme de stabilité alors qu’il écrivait en août 2015: «Voyager est absurde.»

L’AXE DU LOUP: DE LA SIBÉRIE À L’INDE, SUR LES PAS DES ÉVADÉS DU GOULAG Sylvain Tesson Pocket Paris, 2007, 288 pages

UNE TRÈS LÉGÈRE OSCILLATIO­N. JOURNAL 2014-2017 Sylvain Tesson Éditions des Équateurs Paris, 2017, 232 pages

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