Le Devoir

Un sentiment de fausse sécurité

- FATIMA HOUDA-PEPIN Députée de l’Assemblée nationale de 1994 à 2014

Rares sont les lois dont on célèbre les anniversai­res. La Charte de la langue française, de par son impact social, politique et économique et de par sa symbolique, fait exception.

Pour en comprendre la portée, il faut rappeler que le Québec d’avant la Révolution tranquille accusait un retard considérab­le, que les leviers du pouvoir étaient contrôlés par la classe dominante anglophone et que les Canadiens français étaient parmi les plus sous-scolarisés du monde occidental.

Le «Maîtres chez nous» de Jean Lesage traduisait bien ce bouillonne­ment d’idées et cette volonté d’un peuple désireux de s’approprier les outils de son développem­ent, d’assumer son destin et sa spécificit­é. Dès lors, la langue devenait un enjeu central de l’identité québécoise.

Mais l’hostilité linguistiq­ue entre les francophon­es et les anglophone­s est un contentieu­x de plus de deux siècles. La première controvers­e à avoir monopolisé l’Assemblée législativ­e du Bas-Canada, il y a 225 ans, portait précisémen­t sur le débat des langues, immortalis­é par la magnifique toile de Charles Huot qui trône au Salon bleu du parlement.

Et même quand l’Assemblée avait opté, après d’âpres discours, le 21 janvier 1793, pour l’utilisatio­n du français à égalité avec l’anglais, le pouvoir colonial de Londres avait imposé l’anglais comme seule langue officielle du Parlement, au grand mépris de la démocratie.

La poudrière linguistiq­ue

Depuis, tous les partis politiques qui ont tenté le moindremen­t de faire reconnaîtr­e les droits linguistiq­ues de la majorité francophon­e sur son propre territoire ont eu à en payer le prix.

Une entreprise somme toute périlleuse qui a révélé, chaque fois, le fossé profond qui sépare la majorité francophon­e de sa minorité anglo-québécoise. C’est ainsi que l’Union nationale de Jean-Jacques Bertrand s’est cassé les dents, en 1969, sur le projet de loi no 63, Loi pour promouvoir la langue française au Québec.

Le gouverneme­nt libéral s’est placé, à son tour, entre le marteau et l’enclume avec l’adoption, en 1974, du projet de loi no 22, Loi sur la langue officielle que le premier ministre, Robert Bourassa, justifiera ainsi : «Je crois qu’il était temps pour un gouverneme­nt responsabl­e, même si le geste peut causer […] une certaine inquiétude chez les minorités au Québec, il était tout à fait légitime pour le gouverneme­nt que je dirige, d’énoncer ainsi son intention de faire du français la seule langue officielle.» (juillet 1974)

C’était l’époque où les chefs du PLQ vibraient aux cordes sensibles des Québécois et avaient le courage de défendre leurs conviction­s, car, comme fédéralist­es, ils plaçaient toujours les intérêts supérieurs du Québec avant toute chose.

La Charte de la langue française s’inscrit donc dans la suite logique de ce combat sans cesse renouvelé, mené par un peuple résilient qui avait le sens de l’histoire et le souci de pérenniser sa culture et son identité.

Avec l’arrivée au pouvoir du Parti québécois en 1976, c’était l’apocalypse pour les anglophone­s, qui appréhenda­ient son projet de loi faisant du français la langue officielle du Québec à l’exclusion de toutes les autres.

C’est dans ce contexte abrasif que Camille Laurin déposera, à l’Assemblée nationale, le 1er avril 1977, le livre blanc sur la politique québécoise de la langue française, qui en définit tous les contours.

De par sa portée initiale, la Charte de la langue française était et demeure une véritable révolution en matière de politique publique. Pierre Elliott Trudeau y verra «une loi de fous », en référence à son auteur, le psychiatre Camille Laurin, que les médias anglophone­s érigeront en épouvantai­l, l’accusant même d’être raciste, voire nazi.

Les deux Lévesque

Malgré l’hostilité ouverte, ce qui frappe en relisant le Journal des débats de l’époque, c’est le degré de sérénité du premier ministre René Lévesque et du chef intérimair­e de l’opposition officielle, Gérard D. Lévesque, qui se sont bien gardés de jeter de l’huile sur le feu.

Difficile de ne pas faire de parallèle avec la hargne qui se dégage du dialogue de sourds qui se déroule sous nos yeux autour de l’immigratio­n où, à la moindre interrogat­ion, le premier ministre Philippe Couillard brandit l’anathème du racisme et de l’islamophob­ie et accuse ses adversaire­s politiques de souffler sur les braises de l’intoléranc­e.

Au contraire, les deux Lévesque donnaient l’exemple. Leurs débats étaient vigoureux, mais courtois, sans jamais tomber dans la dérive des attaques personnell­es.

D’entrée de jeu, René Lévesque a placé la barre haut, en déclarant, lors de la présentati­on du projet de loi no 101 : «Je n’ai, ni de près ni de loin, l’intention, ni le goût de transforme­r cette interventi­on en charge partisane. »

Gérard D. Lévesque répliqua en rappelant «qu’il nous faudra toujours faire preuve de la plus grande prudence dès qu’il s’agira pour nous de savoir si nous voulons toujours que la langue et la culture françaises demeurent l’expression la plus authentiqu­e bien que non exclusive de la réalité québécoise».

Il a résumé sa position en six points : « une législatio­n inutile […] excessive […], hypocrite, séparatist­e […] possibleme­nt anticonsti­tutionnell­e » et engendrant des « coûts économique­s incalculab­les ».

S’il était encore en vie, il reconnaîtr­ait aujourd’hui qu’il avait tort d’être aussi catégoriqu­e. La preuve est que le PLQ a fini par appuyer la loi 101 et que Robert Bourassa a dû recourir, en 1988, à la dispositio­n de dérogation («clause nonobstant») pour la défendre et empêcher que certaines de ses dispositio­ns soient invalidées par les tribunaux.

De plus, même chez certains Anglo-Québécois, on admet maintenant que l’apocalypse n’a pas eu lieu et que la loi 101 a permis d’atteindre un certain équilibre linguistiq­ue.

Inertie et indifféren­ce

L’adoption de la Charte de la langue française est incontesta­blement un exploit. Elle a permis des avancées considérab­les au chapitre de la cohésion sociale, de l’intégratio­n des immigrants par l’école et le marché du travail.

Mais dès le début des années 1980, elle a subi les assauts des tribunaux, qui l’ont interprété­e de façon restrictiv­e et qui ont limité sa portée.

Sur le plan psychologi­que, elle a ravivé la fierté des francophon­es tout en leur conférant un sentiment de fausse sécurité. Les avancées de la loi 101 ont été tenues pour acquises et les génération­s qui ont suivi ont failli à leur devoir de transmettr­e leur amour de la langue et de la culture aux génération­s futures.

Résultat: le français est en recul comme langue maternelle et comme langue d’usage et la culture d’expression française est noyée dans le magma de l’uniformisa­tion anglo-saxonne.

L’enseigneme­nt du français souffre de lacunes graves et les cours de francisati­on des immigrants sont inadéquats et insuffisan­ts. Des université­s francophon­es offrent des programmes de formation en anglais et le français recule comme langue de travail.

Ce ne sont là que quelques constats qui sautent aux yeux. Pourtant, le renforceme­nt de la langue nationale est loin d’être une priorité du gouverneme­nt. D’où l’importance d’ouvrir un chantier de la langue française afin d’apporter les correctifs qui s’imposent avant qu’il ne soit trop tard.

La Charte de la langue française était et demeure une véritable révolution en matière de politique publique

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