Tout semblait possible...
Souvenirs d’une époque de rêve pour des milliers de baby-boomers
Des professeurs laïques, une liberté nouvelle, des idéaux inébranlables, des rêves devenus accessibles… et l’arrivée en force des femmes aux études supérieures. Le Devoir a pris contact avec des étudiants et des professeurs de la première cohorte des cégeps pour plonger avec eux dans cette époque où tout semblait possible. Récits.
« J’aurais aimé aller à l’université, mais je venais d’un milieu où ce n’était pas vraiment valorisé, je n’aurais pas eu le soutien pour le faire. Ma mère voulait que je fasse le cours de secrétaire… Alors, l’arrivée du cégep, ça m’a sauvée. C’était ma chance de
ne pas devenir secrétaire», raconte Diane Chenette en rigolant, 50 ans plus tard.
Dans sa maison de Saint-Hyacinthe, l’infirmière à la retraite se rappelle avec ses deux copines d’adolescence, Édith Guertin et Diane Claing, avoir manifesté, pendant leur douzième année, pour l’ouverture d’un cégep à Saint-Hyacinthe et y avoir fait leur entrée, toutes fières, l’année suivante.
«J’ai trouvé ça tellement merveilleux, j’adorais cette liberté! Avant, on était dans une école avec des soeurs, tout le temps suivies et contrôlées. Au cégep, on avait notre programme, on allait à nos cours et on faisait nos petites affaires», s’exclame Édith Guertin, qui a étudié en biologie.
Grâce à cette « petite marche » entre le secondaire et l’université, «on avait moins peur de se lancer dans des études supérieures, et ça nous donnait l’occasion de mûrir un peu…» témoigne à son tour Diane Claing, qui a fait carrière dans la fonction publique fédérale.
« Ç’a été mes deux plus belles années d’études… et la première fois qu’on était en contact avec des garçons, confie-t-elle. Et c’était tellement le fun d’aller s’asseoir au Salon des philosophes… » «… avec les étudiants, dont mon mari!» termine l’autre Diane, dans l’hilarité générale.
L’arrivée en force des femmes
Dans sa maison ancestrale de l’Estrie, celle que tout le monde appelait Margo, aujourd’hui âgée de 75 ans, se souvient des attentes et des espoirs qui ont précédé la création des cégeps. « Tout le monde ne parlait que de ça. Je me souviens même d’avoir vu des filles de ma classe pleurer, car elles avaient peur de ne pas y être acceptées.»
Alors enseignante dans une polyvalente, Margo adorait ses élèves, mais, comme d’autres femmes, elle subissait la rigidité de l’époque. «Ma tenue vestimentaire était tout le temps surveillée. J’avais trois robes à me mettre sur le dos, dont une sans manches qui m’a valu de nombreuses réprimandes. On s’offusquait même de la couleur de mes souliers verts — mes souliers de mariage — mais j’avais réussi à m’en sortir en répondant qu’ils étaient bénis.»
Comme elle, les jeunes professeurs laïques ont pris d’assaut le réseau collégial. « Le clergé défroquait. Les besoins étaient si grands que le gouvernement a dû engager plein de jeunes enseignants laïques. Nous étions si nombreux que certains anciens voyaient ça comme une invasion », se rappelle Marguerite Sicard.
Autre révolution: pour la première fois, des femmes enseignent à de jeunes garçons aux études supérieures. «Moi, ça ne m’a jamais affectée, mais ç’a été difficile pour certaines enseignantes marquées par l’attitude macho de certains garçons. J’aurais plein d’anecdotes, mais mon mari m’a dit de ne pas raconter ça», lancet-elle à la blague.
« La création des cégeps visait à faciliter l’accès aux études supérieures pour l’ensemble de la jeunesse, et l’autre grand mouvement, c’était l’arrivée massive des filles, très peu présentes aux études supérieures. Le cégep a réussi ce tour de force », confirme l’historien Bernard Dionne, lui aussi de la première cohorte des cégeps.
Occupation des cégeps
Lors de la création des cégeps en 1967, Bernard Dionne poursuivait son cours classique au collège Sainte-Croix, devenu le cégep de Maisonneuve. Il se souvient de l’année de transition, des filles, des minijupes, des professeurs laïques qui remplaçaient les frères et du vent de changement qui soufflait sur la société québécoise. «On était ravis d’y participer», affirme le professeur de carrière, ensuite devenu cadre dans le réseau collégial.
« C’était une super-belle époque, abondent les ex-cégépiennes. Il y avait une volonté démocratisation de l’enseignement. Les étudiants voulaient participer aux plans de cours, et comme prof, c’était super-enrichissant. » Malgré cette effervescence, Marguerite n’avait pas conscience qu’une nouvelle page d’histoire était en train de s’écrire. « Sur le coup, on trouvait ça bien le fun. C’est par la suite qu’on a réalisé à quel point ce qu’on avait vécu était déterminant.»
Bernard Dionne se rappelle que la contestation étudiante faisait tache d’huile dans le monde, en même temps que la guerre du Vietnam, la montée de la contre-culture et l’affirmation des baby-boomers dont il faisait partie. «En 68, on a occupé les cégeps. Au collège de Maisonneuve, ç’a duré 11 jours et 11 nuits. On se disait : où ira-t-on après le cégep ? L’Université de Montréal, la seule université de langue française à Montréal, n’accueillait pas assez d’étudiants pour répondre à la demande. Le sous-ministre Jean-Pierre Desbiens — le frère Untel — était venu nous rencontrer. On avait refusé de négocier. Le slogan était: “Négocier, c’est se faire fourrer.” Le gouvernement a réagi rapidement en créant l’Université du Québec en 1969.»
Alors prof au cégep Ahuntsic, Marguerite Sicard, n’a, elle, pas participé aux «manif’» de 1968, mais elle les appuyait. «C’était une ère de contestation importante. Les professeurs n’ont pas mal réagi au mouvement étudiant. C’est sûr que l’administration a rouspété un peu — leurs bureaux étaient occupés —, mais ça… »
Contrairement à Bernard Dionne, d’avis que les cégeps ont bien vieilli malgré un certain retard en matière de formation continue, Marguerite Sicard estime que les réformes répétées — surtout la réforme Robillard en 1993 — ont fait mal au réseau collégial. Au fil des ans, dit-elle, «les conditions de travail se sont vraiment gâtées, tout s’est bureaucratisé, avec un jargon épouvantable.» «Dans les années 1980 et 1990, c’est devenu une affaire de fonctionnaires. J’ai essayé de me battre, mais… »
Cinquante ans plus tard, c’est au tour de sa petite-fille de faire son entrée au cégep. « Tout ce que j’espère, pour les générations à venir, c’est que le système d’éducation s’améliore… »