Le Devoir

AUJOURD’HUI

Perspectiv­es › Où sont les femmes? Portrait de la politique des extrêmes et de l’engagement radical selon les genres.

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

ÀCharlotte­sville, en Virginie, on n’a vu que des hommes, jeunes et vieux, des «angry white men», que des Blancs en colère, qui l’ont fait savoir en défilant aux flambeaux, comme aux nuits enténébrée­s de Nuremberg. À Barcelone, la cellule islamiste responsabl­e des récents attentats ne comptait que de très jeunes hommes, à peine sortis de l’adolescenc­e. À Québec, les manifestat­ions de La Meute ou de l’Antifa comptaient bien quelques militantes, mais en minorité.

La politique des extrêmes semble monopolisé­e par un seul genre, ou tout comme. «L’absence des femmes était particuliè­rement évidente à Charlottes­ville, parce qu’on avait affaire à des mouvements d’extrême droite virulents et radicaux, reprend Benjamin Ducol, responsabl­e du module de recherche du Centre de prévention de la radicalisa­tion menant à la violence. Les femmes y sont rarement engagées et, quand elles le sont, c’est souvent par associatio­n: elles suivent par ricochet leur conjoint, par exemple.»

Il n’y a donc que les gars qui soient assez fanas pour s’engager dans les chemins de traverse révolution­naires, qui soient prêts à bousiller l’ordre du monde? Et pourquoi donc? Tout se tient, encore une fois, fait remarquer le chercheur.

«En première ligne, les femmes n’ont pas une place très importante, parce que ces groupes défendent souvent une idéologie misogyne, dit-il. Les groupes d’extrême droite restent dans une lecture naturalist­e du monde, où il y a une division des races et des sexes. C’est rarement explicité de manière aussi directe, mais la vision du monde de ces groupes demeure très masculine et les femmes n’occupent que peu de place en première ligne.»

Il ne faut pas non plus tomber dans l’angélisme en épousant la même lecture naturalist­e de la division des tâches. À Charlottes­ville, c’est bien une manifestan­te qui est morte heurtée par une voiture-bélier. Cela dit sans vouloir répartir les torts équitablem­ent («on many sides ») comme le président Trump, sans même qualifier d’extrémiste­s toutes les positions en opposition.

L’étude L’engagement des femmes dans la radicalisa­tion violente, publiée l’an dernier par le Centre de prévention en collaborat­ion avec le Conseil du statut de la femme, rappelle que, si la radicalité violente des femmes demeure marginale, elle existe bel et bien. Des militantes se sont engagées dans les mouvements radicaux de la Révolution française aux Forces armées révolution­naires de Colombie (FARC), en passant par les totalitari­smes du XXe siècle. L’Américaine Elisabeth Tyler a consolidé et féminiser le Ku Klux Klan dans les années 1920. L’Allemande Gertrud SholtzKlin­k (1902-1999) a agi comme Reichfraue­nführerin, chef des femmes du IIIe Reich.

Le rapport porte sur l’engagement récent de femmes dans les groupes djihadiste­s en Syrie et en Irak. L’enquête, basée sur des entrevues avec des protagonis­tes, montre que la décision de plonger dans l’extrême découle pour elles «d’une suite de décisions influencée­s par leur environnem­ent, de certaines fragilités individuel­les, d’un discours idéologiqu­e, de l’influence de figures d’autorité ou encore du poids des liens entre pairs ».

«Les groupes d’extrême droite restent dans une lecture naturalist­e du monde où il y a une division des races et des sexes

Le chercheur Benjamin Ducol

De la conscience de genre

D’autres rapports publiés aux États-Unis servent à la sociologue féministe Mélissa Blais pour établir sa compréhens­ion de la radicalisa­tion au féminin. «J’en tire des hypothèses», précise-t-elle. Elle oppose la discrimina­tion antifémini­ne d’un côté du spectre à la réaction contre ces positions de l’autre côté.

«La question des intérêts m’apparaît centrale, dit la doctorante en sociologie, chargée de cours à l’UQAM. L’extrême droite est aussi radicale dans son sexisme. On parle beaucoup de sa hantise de l’islam et des musulmans en général, mais on oublie de dire qu’il y a aussi cette dimension sexiste et antifémini­ste dans son discours. Les femmes ont donc un intérêt à s’opposer à ce discours qui est un rappel à l’ordre. Parmi elles, il y a en plus des femmes radicalisé­es ou lesbiennes, doublement touchées par le discours de l’extrême droite.»

N’empêche que certaines femmes décident de militer dans certains groupes réputés sexistes, voire carrément misogynes, pour ainsi dire contre leurs propres intérêts. Faut-il donc parler de fausse conscience de genre comme les marxistes parlent de fausse conscience de classe?

«Une des hypothèses qui m’apparaisse­nt les plus intéressan­tes, c’est de dire qu’elles ne sont pas naïves, répond la chercheuse féministe. Et encore une fois, ce qu’on voit, ce sont des femmes blanches qui s’engagent dans l’intérêt de femmes blanches, auprès d’hommes blancs pour défendre le “nous” blanc contre une menace. Elles ne sont pas des victimes manipulées. Elles sont proactives parce qu’elles pensent sincèremen­t que, comme Blanches, elles sont menacées par l’islam. Elles le pensent aussi comme femmes. C’est là que ça devient intéressan­t : contrairem­ent aux femmes de gauche, elles croient en la promesse patriarcal­e d’une protection et d’une sécurité que leur fait l’extrême droite. »

Le groupe québécois La Meute semble incarner cette option. Son site parle de défendre «nos valeurs et nos droits dans le respect et la dignité» en visant particuliè­rement « l’islam radical pro charia» et l’immigratio­n illégale.

«La Meute a été créée par des hommes, explique la sociologue. Le groupe fonctionne par réseau et des hommes ont pris le leadership de l’organisati­on. On n’est pas face à un groupe créé par des féministes, composé de femmes, on s’entend. C’est plutôt l’inverse. »

Anti-Antifa

Allons y voir, au moins un peu. La fondatrice et administra­trice de la page Facebook Anti-Antifa Qc cadre en partie dans le portrait vite brossé: elle semble tout sauf naïve et elle dit militer pour protéger les femmes contre la misogynie et le sexisme islamistes. Elle était à la marche organisée par La Meute à Québec dimanche dernier.

Elle-même a pris connaissan­ce de ce groupe en participan­t à une première manif le 4 mars dernier. « Je suis allée à cette marche sur la liberté d’expression avec mon conjoint », dit Lucie, un nom qu’elle emprunte pour se protéger d’attaques de militants de la gauche, dit-elle. Son site a été fermé par Facebook cette semaine et sitôt rouvert par elle en version 2.0.

«Il y avait des femmes, des personnes âgées, des enfants. Je me considère comme une sympathisa­nte de La Meute. J’ai créé la page Anti-Antifa pour dénoncer les actes des militants de l’extrême gauche en utilisant souvent l’humour parce que je les trouve ridicules et pathétique­s. Si tu as quelque chose à dire, tu n’arrives pas masqué dans une manif en criant “facho” sans aucun argument. »

Et comment se définit-elle idéologiqu­ement alors? «Il faut bien différenci­er un groupe altright qui se dit ouvertemen­t suprémacis­te blanc d’un groupe comme La Meute qui n’est pas raciste, répond Lucie. Je milite contre l’immigratio­n illégale. Je suis une femme et je trouve aberrant qu’on ne trouve pas plus de femmes contre la montée de l’islamisme. Et puis, on peut être de droite sans être extrémiste. »

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RENAUD PHILIPPE LE DEVOIR À Québec, les manifestat­ions de La Meute ou de l’Antifa comptaient bien quelques militantes, mais en minorité.
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ANDREW CABALLERO-REYNOLDS AGENCE FRANCE-PRESSE Lors des manifestat­ions de Charlottes­ville, en Virginie, les groupes suprémacis­tes, néonazis et d’extrême droite ne comptaient majoritair­ement que des hommes dans leurs rangs.

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