Le Devoir

« L’éducation est toujours menacée par un utilitaris­me latent »

Cinquante ans après leur création, les cégeps ont-ils rempli leur mission? Entretien avec le sociologue Guy Rocher, âgé de 93 ans, qui était membre de la commission Parent ayant mené à la mise en place de ce réseau collégial unique au Québec.

- Entrevue réalisée par Marco Fortier

Les cégeps sont nés dans l’ébullition sociale de la Révolution tranquille. Parlez-nous du contexte de l’époque.

Notre système d’éducation favorisait une couche mince de la population, ceux qui avaient le courage de traverser les huit années du cours classique pour finalement être capables d’aller à l’université. Les autres étaient défavorisé­s. La population québécoise de langue française était sous-scolarisée en comparaiso­n du reste du Canada et des États-Unis. C’était évident que, si on voulait que le Québec s’industrial­ise et que les Québécois participen­t à cette industrial­isation, et même qu’ils en prennent la direction, il fallait ouvrir le système d’éducation à tous les gars et les filles qui étaient prêts à y entrer.

Le passage du high school à l’université, au Canada et aux États-Unis, nous est apparu très difficile. Nous nous sommes dit: en remplaçant le système actuel, on peut penser à un niveau intermédia­ire entre le secondaire et l’université. C’est dans ce contexte-là qu’a mûri l’idée du cégep parmi nous. On voulait préparer les étudiants à l’université ou au milieu du travail.

L’importance de la culture générale, notamment des cours de philosophi­e et de littératur­e, était centrale dans votre réforme. Que dites-vous à ceux qui prônent une formation plus branchée sur les besoins du marché du travail?

Je leur dis que les besoins du marché vont aller dans le sens d’une culture générale. On s’en va vers un monde du travail où les emplois manuels vont être de moins en moins nombreux, avec la technologi­sation et la

robotisati­on qui sont en cours et qui vont aller bien plus loin. Les technicien­s ont aussi besoin d’avoir une capacité de réfléchir sur le sens de la vie et sur l’orientatio­n de la société. La vie politique exige aussi des citoyens plus ouverts, plus alertes intellectu­ellement, plus critiques. Si on veut sauver la démocratie, il faut qu’il y ait des citoyens qui la sauvent !

Cette formation générale est pourtant constammen­t remise en question. En 2014, vous avez dénoncé les recommanda­tions du rapport Demers qui allaient en ce sens.

Le système d’éducation est toujours menacé par un utilitaris­me latent. J’ai vécu à l’université assez longtemps pour toucher du doigt cette tendance tous les jours. Chez les étudiants, chez les collègues, à la direction de l’université, peu importe, partout, on est toujours tenté par la préparatio­n au marché du travail tel qu’on l’imagine à ce moment. Le rapport Demers était une poussée soudaine, qui a entraîné une réaction des professeur­s qui enseignent la culture générale.

On a pourtant l’impression que les universita­ires regardent de haut, avec un certain snobisme, l’enseigneme­nt donné dans les cégeps.

La qualité des professeur­s au cégep n’a cessé d’augmenter depuis 30 ou 40 ans. L’enseigneme­nt du cégep, les universita­ires sont obligés de le respecter, encore plus que dans le temps des collèges classiques. Les universita­ires critiquaie­nt alors la formation des étudiants qui arrivaient des collèges classiques. J’ai moi-même participé à cette critique-là ! Ce n’est plus le cas maintenant.

On sent tout de même une rivalité entre le collégial et l’université, non?

La relation entre les cégeps et l’université est beaucoup plus souple qu’autrefois. Au moins 30 % des élèves qui finissent dans des options profession­nelles entrent à l’université. Ça, vraiment, la commission Parent ne l’avait pas prévu! Depuis un certain nombre d’années, on considère le collégial comme faisant partie de ce qu’on appelle l’enseigneme­nt supérieur. J’y vois un mûrissemen­t du cégep. Au début, le lien avec l’université était assez problémati­que. Les université­s imposaient toutes sortes de contrainte­s. Les premières années des cégeps ont été difficiles en partie à cause des exigences des université­s. Je disais à mes collègues: « Arrêtezvou­s! On écrase les cégeps sous nos prérequis!» Heureuseme­nt, ç’a fini par se tasser. Le cégep a réussi à prendre son unité, son identité je dirais.

Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous étonne dans l’identité des cégeps d’aujourd’hui?

Les sections profession­nelles, c’est une surprise. Nous avions l’impression que ça serait toujours un peu marginal. Ce n’est pas le cas 50 ans plus tard. On constate comment ces programmes ont pris une ampleur incroyable et font le succès des cégeps à bien des égards. L’imaginatio­n des professeur­s et des directions de cégep a été admirable. Ils ont su créer des options utiles, qui s’intègrent dans la société, et les multiplier. Nos collèges classiques vivaient repliés sur eux-mêmes — surtout les internats. Dans les régions, le cégep est devenu un moteur de développem­ent économique et culturel. On le voit à Gaspé, à Rouyn, à Hull. Je voudrais que d’autres membres de la commission Parent soient là avec moi pour voir ça !

Quel élément du rapport Parent vous rend particuliè­rement fier, avec 50 ans de recul?

La gratuité a été un facteur important. Après le secondaire ou le primaire, autrefois, tout devenait payant. Avec la réforme, le gouverneme­nt du Québec a accepté le principe de la gratuité jusqu’à l’université. On a failli inclure l’université, mais il y a eu trop de scrupules à l’intérieur de la commission Parent. Depuis, on ajoute des petits frais, bien sûr, mais au moins on a un système qui est gratuit jusqu’à l’université. Ç’a contribué beaucoup à permettre à des enfants de milieux modestes ou défavorisé­s de poursuivre des études jusqu’à l’université.

Elle n’est pourtant jamais acquise, la gratuité.

On se battra ! On vit toujours

avec un peu de peur au coeur, mais dans l’ensemble, je reste optimiste. Je me dis, sous différente­s formes, qu’on respecte l’éducation. On ne peut pas dire qu’on la valorise tant que ça, en ce moment. On ne valorise pas suffisamme­nt le statut d’enseignant à tous les niveaux, surtout au secondaire et au collégial, à mon avis. Mais malgré ça, nos partis politiques affirment que l’éducation fait partie de leurs priorités. Ça veut dire que, dans la société québécoise, on pense comme ça. Ça me rassure.

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 ?? SAHRA / FONDS CÉGEP DE THETFORD MINES ?? Vue d’une classe d’étudiants en génie mécanique au cégep de Thetford Mines, en décembre 1981
SAHRA / FONDS CÉGEP DE THETFORD MINES Vue d’une classe d’étudiants en génie mécanique au cégep de Thetford Mines, en décembre 1981
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Des étudiants du collège Montmorenc­y dans les années 1980
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JACQUES GRENIER LE DEVOIR Le sociologue Guy Rocher
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L’ex-enseignant­e Marguerite Sicard

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