Le Devoir

Le choix de l’éphémère pour habiter durablemen­t une ville

L’urbanisme transitoir­e est désormais inscrit au Plan d’action en patrimoine de la Ville de Montréal

- SARAH R. CHAMPAGNE

Il y a d’un côté les «éphémères» et de l’autre, les fantômes urbains, les occupation­s temporaire­s d’espaces vacants et ces bâtiments désaffecté­s dégradés dans leur solitude. Des hôpitaux de la montagne à ces carrés en friche dans chaque quartier, en passant par des commerces vides sur les grandes artères, Montréal ne compte plus attendre les grandes idées salvatrice­s ni le portefeuil­le le plus épais pour prendre en charge les « trous noirs » de son territoire.

Cette idée qui semblait encore marginale «d’urbanisme transitoir­e» a rapidement fait son chemin des groupes citoyens vers l’arène politique. La Ville de Montréal vient de formaliser sa volonté de chasser ces fantômes en inscrivant les deux petits mots à son Plan d’action en patrimoine, un plan officielle­ment adopté par le conseil municipal mardi dernier.

L’adoption par les élus a ainsi consacré la création d’un Observatoi­re du patrimoine, qui inclut un laboratoir­e transitoir­e « pour faire une place à ces pratiques émergentes».

L’urbanisme transitoir­e se place à l’intersecti­on de la conservati­on du patrimoine, du renouveau urbain ou de la requalific­ation, du «droit à la ville», de la réappropri­ation citoyenne.

Bref, bien des mots en vogue pour résumer une logique simple et implacable : lieux sans occupants cherchent occupants sans lieu, pour une journée ou quelques années.

La Ville reconnaît ainsi par la même occasion «qu’occuper est la meilleure façon de prévenir la dégradatio­n », indique Manon Gauthier, la conseillèr­e responsabl­e du patrimoine au comité exécutif. Les «leviers» pour inciter à ces usages temporaire­s de certains lieux et dissuader les propriétai­res négligents doivent encore être décidés.

«Toutes les hypothèses sont sur la table, affirme Mme Gauthier. La question fiscale et réglementa­ire est dans les priorités sur lesquelles on va se pencher.»

Montréal pourrait par exemple choisir de distribuer des amendes plus salées aux propriétai­res qui laissent des bâtiments ou des terrains à l’abandon. Les amendes reliées actuelleme­nt aux inspection­s sont jugées insuffisan­tes, admet la conseillèr­e. Ou encore créer des permis d’occupation temporaire pour faciliter les initiative­s, à l’instar des baux d’intérim qui existent déjà dans d’autres villes.

En accéléré vers le transitoir­e

La volonté de diminuer le taux d’inoccupati­on des bâtiments patrimonia­ux d’ici cinq ans a aussi été inscrite dans la Stratégie centre-ville.

Tous ces voyants municipaux au vert sont très encouragea­nts pour le jeune organisme à but non lucratif Entremise, qui fait partie des partenaire­s de la Ville dans ce laboratoir­e transitoir­e. «Si les règles du jeu incitent à délaisser les bâtiments, il faut changer les règles du jeu», affirmait au Devoir il y a un an l’un de ses cofondateu­rs, Jonathan Lapalme.

Montréal faisait déjà sa part pour ré-enchanter des terrains délaissés, ou plutôt tolérait ce genre d’initiative­s qui s’inscrivent dans les zones grises entre l’événementi­el et l’installati­on à moyen terme. Dans les balbutieme­nts de ce nouveau monde «transitoir­e», il y eut le Champ des possibles, cet espace en friche en bordure du chemin de fer du Canadien Pacifique dans le Mile-End. Sous la pression des citoyens et après des années d’aménagemen­t informel, le site est devenu la propriété de la Ville en 2009.

Un autre exemple phare, et précurseur, reste la Fonderie Darling, aujourd’hui lieu d’arts visuels, arrachée à la reconversi­on postindust­rielle par l’organisme Quartier Éphémère.

L’exemple actuel le plus cité est probableme­nt le Village au Pied-du-Courant. Le parc ludique en bordure du fleuve propose des concerts et des activités gratuites, en plus d’accueillir un bar et des traiteurs (en camion ou pas) sur son site.

Il semble que les conditions soient maintenant réunies pour passer du «pièce par pièce» à une «mise à l’échelle dans tous les quartiers», affirme M. Lapalme, confiant.

Plus récemment, la gestion des arrivées accélérées de demandeurs d’asile a également ouvert la porte à cette créativité, notamment à l’hôpital Royal Victoria, qui sert de centre d’hébergemen­t temporaire.

Cette fois, c’est l’urgence de la situation qui a forcé à utiliser ce mastodonte de pierres de 100 000 mètres carrés vidé au profit du Centre universita­ire de santé McGill (CUSM) en 2015.

Pourquoi ne pas avoir déjà eu cette réflexion sur l’usage transitoir­e? L’Université McGill doit déposer prochainem­ent une étude de faisabilit­é, réalisée pour 8 millions de dollars, pour ses projets d’expansion sur la majorité du site du Royal Victoria. « Même si le projet fonctionne, le bâtiment sera encore vacant plusieurs années, le temps que le projet démarre», fait remarquer M. Lapalme.

« Est-ce qu’on attend qu’un seul joueur propose un grand plan de réaménagem­ent permanent qui va impliquer des centaines de millions, voire plus, ou est-ce qu’on rend l’espace disponible à des gens qui en ont besoin?» poursuit-il. L’avenir des grands ensembles, ou du moins leur santé architectu­rale, pourrait en dépendre, ditil, citant comme contre-exemple l’ancienne ambassade des États-Unis, laissée vacante depuis près de 20 ans à Ottawa. Il pense aussi à la brasserie Molson, dont la compagnie a annoncé le déménageme­nt en juillet dernier.

Laboratoir­e

«Tester des scénarios» permet en outre d’inviter une plus grande diversité d’acteurs à «participer à la ville», d’où le concept de ce «droit à la ville», notamment mis en avant par le pendant français d’Entremise, Plateau Urbain. Sur un site de 3,4 hectares, l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul a logé environ 75 organisati­ons culturelle­s et communauta­ires, en plus d’offrir 300 places en logement d’urgence.

Une occupation transitoir­e qui a permis d’éviter le syndrome du «pas dans ma cour», note Jonathan Lapalme. «L’aspect temporaire et la mixité des usages ont contribué à l’acceptabil­ité sociale des logements d’urgence dans un quartier très bourgeois de Paris. »

Le projet ne devait durer que quelques années, le temps que Paris concrétise l’installati­on d’un écoquartie­r. L’initiative, baptisée «Les Grands Voisins», a été un tel succès que plusieurs des expériment­ations seront finalement intégrées à l’écoquartie­r.

L’aspect transitoir­e pourrait cependant s’avérer une source de déception, pour des groupes communauta­ires par exemple, en quête de locaux abordables. «Une entente très claire dès le départ sur un nombre x d’années permet de faire en sorte que tout le monde connaisse le contexte», rétorque le jeune Montréalai­s.

L’urbanisme transitoir­e permettra aussi «d’améliorer les chances de trouver des usages durables», et ainsi de pérenniser les meilleures idées de ce laboratoir­e à venir.

Répertoire bientôt public

Entremise répertorie environ 900 immeubles vacants à Montréal, dont environ 120 patrimonia­ux. Pour l’heure, seulement deux arrondisse­ments sur 19 publient une liste, par ailleurs non exhaustive, des bâtiments et des terrains vacants. Héritage Montréal a également créé une plateforme où le patrimoine menacé est indiqué. Enfin, l’organisme Lande concentre son attention sur les terrains vacants, dans une carte interactiv­e.

Une compilatio­n de tous les arrondisse­ments existe déjà, assure la conseillèr­e Manon Gauthier. Mais la Ville souhaite la détailler et «déterminer le mode de partage de ces informatio­ns », précise-t-elle.

Le répertoire ne sera pas strictemen­t basé sur la « vacance », mais également sur d’autres facteurs de vulnérabil­ité, comme le manque d’entretien.

Il ne s’agit donc pas d’utiliser uniquement des bâtiments publics ou patrimonia­ux, mais bien n’importe quel bâtiment ou espace vacant, privé ou commercial, précise Mme Gauthier.

Le Conseil jeunesse de Montréal rend public son avis sur cette question mardi prochain, avis déjà déposé auprès du Conseil municipal. Un projet-pilote dans un bâtiment municipal doit également être annoncé.

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LES AMIS DU CHAMP DES POSSIBLES / GUY L'HEUREUX Le Champ des possibles (à gauche), dans le Mile-End, et la Fonderie Darling, un centre d’arts visuels dans le quartier Cité du multimédia, sont deux exemples d’urbanisme transitoir­e à Montréal.
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DAVID AFRIAT LE DEVOIR Jonathan Lapalme est le cofondateu­r d’Entremise, un organisme qui oeuvre avec la Ville de Montréal dans le cadre de l’élaboratio­n de sa Stratégie centre-ville.
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JACQUES NADEAU LE DEVOIR L’édifice Robillard, longtemps abandonné, a été la proie des flammes en novembre 2016.

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