Robert Dutrisac Un coup de force pour remettre le Québec à sa place
C’est tout un pavé qu’ont lancé dans la mare trois juges en chef de la Cour supérieure. Ils soutiennent que la Cour du Québec viole la Constitution en se chargeant de litiges de plus de 10 000$ et en révisant les décisions des tribunaux administratifs. En raison de ce recours inusité, nous entrons dans une zone d’instabilité juridique où des justiciables pourraient invoquer les mêmes arguments pour contester la compétence des juges nommés par Québec.
Une onde de choc a secoué le milieu juridique. Le 17 juillet dernier, les juges en chef de la Cour supérieure Jacques R. Fournier et Robert Pidgeon ainsi que la juge en chef adjointe Eva Petras ont déposé devant la Cour dont ils sont responsables une demande en jugement déclaratoire pour statuer que la législature du Québec n’a pas la compétence constitutionnelle pour habiliter la Cour du Québec à entendre des causes en matière civile visant des litiges de plus 10 000$. Le seuil actuel est de 85 000$ et il est indexé. En outre, ils contestent le pouvoir, conféré à la Cour du Québec, de révision des décisions rendues par les organismes et tribunaux administratifs du Québec.
En vertu de la Loi constitutionnelle de 1867, la Cour supérieure, dont les juges sont nommés par le gouvernement fédéral, détient une compétence exclusive pour trancher les litiges d’une valeur supérieure à 100$, soutiennent les demandeurs, ce qui, en dollars d’aujourd’hui, correspond à quelque 10 000$.
Toujours en vertu de la Constitution, ce sont les juges nommés par le gouvernement fédéral qui ont seuls la compétence pour exercer un pouvoir de contrôle et de surveillance des organismes et tribunaux administratifs créés par le gouvernement du Québec, allèguent les juges en chef. Cela touche notamment les décisions du Tribunal administratif du Québec (TAQ) en matière immobilière et de protection du territoire agricole ainsi que les décisions de la Commission d’accès à l’information. Dans leur demande, ils affirment agir dans l’intérêt public et ajoutent qu’à titre de juges et de citoyens, ils veulent s’assurer du respect de la Constitution de leur pays. Citant des décisions de la Cour suprême, ils soulignent que la loi de 1867, issue d’un compromis historique, reflète une intention manifeste d’établir un seul et même pays et protège la compétence des cours supérieures afin d’assurer une certaine uniformité du système judiciaire dans tout le pays.
Jusqu’ici, personne n’a contesté la décision de Québec, qui détient la compétence exclusive de l’administration de la justice, d’étendre le champ d’action de la Cour du Québec. Elle en mène plus large que les autres cours provinciales; en matière de justice, le Québec est en quelque sorte une société distincte. Cet état de fait dure depuis plusieurs décennies.
Les juges en chef insistent pourtant sur le « caractère inéluctable des questions à trancher», rappelant que la Cour suprême ne l’avait pas fait de façon explicite. D’aucuns dans les milieux juridiques estiment que la demande des juges en chef est fondée en droit: elle ne fait que confirmer la subordination du Québec à l’État canadien en matière de justice.
Comme l’a rapporté Le Devoir, le bâtonnier du Québec, M e PaulMatthieu Grondin, estime que le moment est mal choisi pour tenter de chambouler le système juridique québécois, alors que les citoyens sont préoccupés par les conséquences de l’arrêt Jordan. La présidente du Conseil de la magistrature du Québec, Lucie Rondeau, juge que «ce recours est contraire à la mission première des tribunaux » qui est «d’être au service du justiciable et d’agir dans son intérêt supérieur».
À mots couverts, les juges en chef accusent la ministre de la Justice Stéphanie Vallée, à qui ils ont donné une copie de leur demande en février 2017, de s’être traîné les pieds. Avec leur coup de force, ils la placent dans une situation délicate. La procureure générale peut présenter ses arguments devant un juge de la Cour supérieure, qui ne sera guère enclin à donner tort à ses patrons. En pareil cas, c’est faire bien peu de cas de l’apparence de justice. Ou bien elle peut procéder par un renvoi à la Cour d’appel, à qui on demanderait un avis, non pas sur une situation nouvelle, mais sur des prérogatives que la Cour du Québec exerce depuis belle lurette. C’est ce que les demandeurs souhaitent.
Nous doutons toutefois que le fait de remettre le Québec à sa place en matière de justice, dans un esprit de soumission constitutionnelle, contribuera à améliorer un système de justice poussif déjà mal en point.