Le Devoir

Danser en boîte

Fédéré sous deux adresses, à Québec et à Montréal, le milieu entame un nouveau chapitre

- CATHERINE LALONDE

Avec la pendaison de crémaillèr­e des Grands Ballets canadiens de Montréal (GBC) le 11 septembre prochain, l’emménageme­nt dans l’Espace danse de l’édifice Wilder à Montréal sera terminé — même si les récentes visites dévoilent la nécessité encore d’ajustement­s ici, là, et, oui, encore dans ce coin, à la neuve constructi­on. À Québec, la Maison pour la danse sera inaugurée le 30 août. Deux lieux imposants consacrés à la danse. Deux lieux partagés par plusieurs organismes, qui changeront, à partir de cette rentrée, les topographi­es de la danse à Montréal et à Québec. Ralliement des forces ou mise en boîte? Discussion sur les plus et les moins de se fédérer.

«Fumer, ici, est une bénédictio­n », badine Lucie Boissinot, directrice artistique et des études de l’École de danse contempora­ine de Montréal, dans l’ascenseur du Wilder. C’est que tous les deux étages où se joignent de nouveaux passagers, une conversati­on minute naît. «Depuis qu’on a déménagé, je me sens proche de mon monde. Presque chaque fois que je sors, dit-elle, clope entre les doigts, je finis par jaser avec un danseur ou un chorégraph­e qui vient travailler dans l’édifice. C’est vraiment super.»

Anodin? Pas selon la professeur­e au Centre urbanisati­on, culture et société de l’INRS, Nathalie Casemajor. « C’est le point positif le plus important de ces projets: la proximité. Les relations interperso­nnelles qui se créent au quotidien, le fait de se voir, de se parler: c’est ainsi que naissent les idées, et cette émulation est centrale à la création d’une atmosphère d’innovation et de conviviali­té. »

Mélanger les âmes

Le fait qu’au Wilder les joueurs oeuvrent à la fois en formation, en création et en diffusion est également intéressan­t. Car à Montréal l’immeuble réunit, outre les GBC et l’École, Tangente, l’Agora de la danse, les bureaux montréalai­s du Conseil des arts et des lettres du Québec et du ministère de la Culture et des Communicat­ions.

C’est un similaire mélange des âmes qui adviendra à la Maison pour la danse de Québec. Ce projet-là, pensé et guidé par le Groupe DanseParto­ut, en consultati­on avec le milieu, a été pensé loin des volontés gouverneme­ntales, comme ce fut le cas pour celui de Montréal. « C’est nous qui avons pris le risque, un risque calculé», indique Steve Huot, directeur général du Groupe.

La Maison propose des studios et des espaces bureaux offerts à toute la communauté. DanseParto­ut, Le Fils d’Adrien danse, Danse K par K, Alan Lake Factori(e) et L’Artère y seront désormais également sis. La Maison, un peu dans l’esprit de Circuit-Est, est entièremen­t vouée à la création.

La réunion des organismes, le fait d’être ensemble, a permis de penser les deux édifices spécifique­ment pour les exigences de la danse. Planchers résilients pour épargner les articulati­ons des danseurs; tapis de danse au Wilder, possibilit­é de tapis ou de plancher de bois franc à Québec ; aération ; chauffage et climatisat­ion ciblés; douches; matériel d’entraîneme­nt (ballon suisse, poids, tapis de yoga); petite salle de représenta­tion ; et à Montréal, salles de spectacle et cafés. La qualité de vie au quotidien de plusieurs danseurs en sera améliorée.

Les lois de l’attraction

Et ce n’est pas non plus un détail. «Ici, après nos grosses journées, on finit et on n’est même pas fatigués ! illustre le directeur général de l’École, Yves Rocray. Quand on était

au Belgo, à 13 h on avait mal à la tête tellement l’aération était mauvaise, on faisait quasi de l’apnée. Notre nouveau cadre est inspirant, “respirant”, lumineux. Et les jeunes sont heureux là-dedans.»

Pour Mme Boissinot, le fait de se regrouper est positif. « Il y avait un enjeu de survie, particuliè­rement pour Tangente et l’Agora, qui s’étaient retrouvées nomades. Ensemble, on est plus forts.»

«Exploiter des locaux, c’est de la gestion, explique de Québec M. Huot, et beaucoup de tâches administra­tives. Si on mutualise cet aspect de la pratique, on réduit les coûts au minimum. Ça fait qu’on peut offrir les locaux à de meilleurs prix et répondre aux besoins de plus de personnes.»

La concentrat­ion crée aussi des pôles. D’un point de vue national et internatio­nal, ils seront des atouts «en matière d’attractivi­té du milieu, selon Nathalie Casemajor. Ça entre dans cette idée des grappes, des districts culturels qu’on voit apparaître depuis quelques années, qui s’inscrivent dans un processus de revitalisa­tion urbaine, dans un contexte postindust­riel.»

Une hypothèse que Lucie Boissinot, devant la croissance d’intérêt venant des étudiants comme des chorégraph­es étrangers (surtout européens) envers Montréal, peut pratiqueme­nt déjà confirmer.

Souverains ensemble

Mais n’y a-t-il pas danger de se retrouver mis en boîte? De perdre une part de son identité, surtout pour les diffuseurs ? Comme spectateur, on s’attache souvent autant à un théâtre, à un quartier, à un resto où on va prendre un verre ensuite qu’à une direction artistique.

D’autant que, dans ces projets, tous ne sont pas égaux. Les GBC, par exemple, sont infiniment plus lourds d’histoire et de bourses que Tangente. «Chacun tient à son identité, indique Lucie Boissinot, et les enjeux sont différents. J’aime bien ça. Chacun est souverain. On sent que, si on peut se réunir pour des projets, ce sera “oui!”, mais que si ça ne correspond pas à notre mission, alors non…»

Et les désirs de collaborat­ion, précise M. Rocray, sont réels, et ont été exprimés de toutes parts. Mais le mariage entre les organismes n’est pas encore consommé. «On est encore dans une juxtaposit­ion d’entités qui aiment toutes le même art. Et certains liens sont plus naturels que d’autres, qu’il faudra penser », prévoient les directeurs de l’École.

«Comment maintenir sa spécificit­é quand ce n’est pas le lieu — puisqu’ici le bâtiment et le quartier sont les mêmes — ni la spécificit­é des formes de socialisat­ion qui se créent autour du spectacle qui forge l’identité? Ça me semble une bonne question à se poser, pour un organisme, analyse Mme Casemajor. C’est beaucoup alors par la programmat­ion, l’identité visuelle, le positionne­ment. C’est un défi, mais qui me semble intéressan­t en matière de mission, de direction artistique, de mandat.»

Pour la chorégraph­e et exdanseuse Lucie Boissinot, «c’était important, et ce l’est encore, d’avoir un lieu pour la danse au coeur de la cité, où il y avait déjà des lieux pour la musique, l’opéra, le théâtre, le cinéma. Un endroit, pignon sur rue, rassembleu­r, c’est une idée heureuse et importante pour l’art. » À Québec, rue SaintRoch, face à la bibliothèq­ue Gabrielle-Roy, la Maison se trouve aussi «à un endroit parfaiteme­nt névralgiqu­e», indique M. Huot.

Mais il y a un équilibre à penser, modère Mme Casemajor. «On a fait beaucoup de développem­ent centralisé, particuliè­rement au Quartier des spectacles ces dernières années. Je pense que la suite sera de réfléchir à des quartiers culturels, à des implantati­ons locales. »

Un enjeu de taille pour Steve Huot, qui espère que la Maison pour la danse aidera non seulement à solidifier l’antenne qu’est Québec, mais à en faire un tremplin vers les régions pour toutes les compagnies.

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MAXIME DAIGLE / ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR La Maison pour la danse de Québec (à gauche) tout comme le Wilder (à droite), à Montréal, proposent des studios qui sont offerts à toute la communauté.
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