Le Devoir

Construire un roman comme on assemble une armoire

En passant par l’ébénisteri­e, Sébastien La Rocque a renoué avec la littératur­e

- DOMINIC TARDIF

De l’autre côté de la fiction. Durant tout l’été, Le Devoir part à la rencontre d’écrivains gagnant leur croûte dans des boulots plutôt éloignés de la littératur­e. En apparence.

Il y a naître dans une famille valorisant la lecture, et il y a naître entre les paragraphe­s d’un manuscrit. «Ma mère me racontait — je ne sais pas si c’est vrai — que j’aurais été conçu entre deux pages de roman, pendant une pause d’écriture », rigole Sébastien La Rocque, même si sa conception de la littératur­e rejette par ailleurs toute vision romantique qui oserait décrire l’écrivain comme une sorte d’élu du destin.

Alors qu’il n’a que 41 ans, l’éditeur et romancier Gilbert La Rocque (Le nombril, Serge d’entre les morts, Le passager) meurt subitement, en plein Salon du livre. Son fils, Sébastien, n’en a alors que seize et ne cessera pas pendant plusieurs années de se débattre avec un legs paternel aussi imposant qu’étouf fant.

Résumé d’un curriculum vitae échevelé: après de brèves études en lettres, Sébastien La Rocque se tourne vers la basse (il avait déjà porté le pantalon de spandex en tant que chanteur d’un groupe métal), découvre le jazz, récolte quelques chèques de paie au sein d’un orchestre de noces italiennes, visite tous les bars de la province en reprenant les succès du top 40, avant de se laisser gagner par le désenchant­ement à force de contrats affligeant­s. «C’est difficile de te prendre pour une rock star un mardi soir à Kirkland Lake, Ontario», se rappelle aujourd’hui, à l’aube de la cinquantai­ne, celui qui publiait en avril dernier au Cheval d’août Un parc pour les vivants, obsédant premier roman traversé par la question de la mémoire et de la filiation.

La basse remisée dans son étui, La Rocque retrouve le chemin de la littératur­e, habité par une soif de sens que lui permettait plus difficilem­ent d’apaiser la musique. Il accomplit un baccalauré­at, une maîtrise ainsi que trois ans de doctorat, en se nourrissan­t presque littéralem­ent de ses lectures, jusqu’à ce que la réalité le foudroie à nouveau.

«Il fallait que je gagne ma vie, et enseigner ne m’intéressai­t pas. Le milieu universita­ire, je l’ai beaucoup aimé, mais quand j’étais au doc, je voyais des profs qui passaient 40 heures par semaine à remplir des demandes de subvention», se souvient-il, alors que nous invoquons le Michel de Un parc pour les vivants, personnage d’intellectu­el envisagent la vie de la pensée comme un interminab­le sprint. «Ce n’était pas ça, pour moi, la littératur­e. »

Que faire alors? Appeler le beau-frère, tiens. «On a toujours été très proches. Comme il travaillai­t pour un antiquaire de la rue Notre-Dame, il faisait des petits contrats le week-end. J’ai commencé à l’aider à décaper, à restaurer des antiquités. J’ai appris l’ébénisteri­e en démontant des meubles. Puis on s’est mis à fabriquer des tables, des reproducti­ons d’antiquités. On s’est promené un peu partout pour les vendre. Un gars qui avait capoté sur nos affaires m’appelle deux semaines après nous en avoir acheté et il me dit: “J’ai un client qui veut deux petites armoires. Tu peux me faire ça, han?” J’ai répondu: “Pas de problème.” Mais il y en avait un problème: je n’avais jamais fait ça de ma vie, construire des armoires.»

L’importance de la structure

La littératur­e, toujours plus retorse qu’on le soupçonne, ne baissera pas les bras face à Sébastien La Rocque, malgré ses nombreuses tentatives de rupture définitive. «Pendant sept ou huit ans, je n’ai pas lu un livre, assure-t-il. J’étais encore abonné au Devoir, mais je ne le lisais pas. C’était parfait pour partir les feux. Mais j’avais toujours ma bibliothèq­ue qui remplissai­t

un mur. Je n’étais pas capable de m’en débarrasse­r. »

Après s’être durci les mains dans les éclisses de bois, en construisa­nt armoires, tables et commodes, Sébastien La Rocque renoue éventuelle­ment avec l’écriture, désormais muni d’une compréhens­ion plus aiguisée pour le rôle d’une structure solide dans l’édificatio­n de n’importe quel projet, peu importe qu’il faille l’assembler à partir de planches de merisier ou à partir de la matière visqueuse du langage.

«J’ai compris que, lorsque j’écrivais, je n’avais pas de méthode de travail, confie-t-il. En faisant des meubles, tu te rends compte qu’il faut que tu détermines un certain ordre de tâches à accomplir avant de commencer. Il faut que tu dessines tes meubles, que tu débites tes morceaux. Cette méthode-là a inconsciem­ment influencé mon travail d’écriture. Plus j’y pense et plus je crois que je ne serais jamais revenu à la littératur­e si je n’étais pas passé par l’ébénisteri­e. »

Debout chaque matin à quatre heures, parfois même à trois, Sébastien La Rocque boit son premier café en tant qu’écrivain, en équarrissa­nt des phrases, avant de rallier son atelier d’ébéniste. « Une fois le banc de scie parti, je tombe dans une sorte de transe, explique le barbu. Je deviens moi-même une machine. Je suis un médium entre le bois et la patente à construire. Je me mets de la musique et j’embarque là-dedans pendant une semaine, deux semaines.»

Ah oui, quel genre de musique ? «Pas mal de tout. Beaucoup de métal, évidemment. Je me suis aussi tapé les cours de Foucault, Deleuze, Barthes et Bourdieu au Collège de France. Ça m’a replongé dans ma période universita­ire et ça m’a permis de me rendre compte que… j’avais pris la bonne décision en quittant cette vie-là!»

Tuer le père

Tous ces détours auront permis à Sébastien La Rocque de se réconcilie­r avec l’héritage de son père, pour mieux le sublimer, si bien qu’aujourd’hui, aucune autre séparation, brève ou longue, entre la littératur­e et lui ne se profile à l’horizon.

«À l’âge de dix ans, j’allais dans le bureau de mon père et il me parlait de Proust, de Faulkner, de Céline. On avait une bonne relation, mais une relation essentiell­ement littéraire. Je n’ai pas eu l’occasion de le confronter, de m’obstiner avec lui», regrette-t-il, en évoquant ce passage permettant normalemen­t à un enfant de façonner son identité. «Abandonner la littératur­e, c’était peut-être oui, d’une certaine manière, tuer le père. J’ai heureuseme­nt fini par découvrir que je n’étais pas Gilbert La Rocque. Je suis Sébastien La Rocque.» Enchanté, monsieur l’ébéniste. Enchanté, monsieur l’écrivain.

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR «Abandonner la littératur­e, c’était peut-être, oui, d’une certaine manière, tuer le père», souligne Sébastien La Rocque.
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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Après s’être durci les mains dans les éclisses de bois, Sébastien La Rocque a renoué avec l’écriture.

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