Le Devoir

À la recherche de soi sur le dos d’un hippopotam­e nain

Arno Geiger signe un roman d’apprentiss­age sensible qui fait l’éloge de l’instant présent

- JEAN-PHILIPPE PROULX

L’ouragan Jeanne ravage Haïti. George W. Bush est réélu et Facebook voit le jour. Loin des écrans de télévision, Julian, 22 ans, vit dans son propre monde dans les environs de Vienne. Bouleversé par sa première grande rupture amoureuse causée par ce qu’il appelle un «problème de coordinati­on temporelle » — la bonne histoire mais pas le bon tempo — il est forcé de rembourser son ex-beau-père pour les mois passés sans rien payer dans l’appartemen­t de son ex-copine Judith. En guise de dédommagem­ent, l’étudiant vétérinair­e se voit alors confier par le père la garde d’un hippopotam­e nain.

Bien qu’il soit triste et désillusio­nné, Julian est doté d’une grande intelligen­ce amoureuse. «Je suis d’avis qu’on apprend certes à mieux connaître le monde chaque jour, mais que notre étonnement ne faiblit pas pour autant. C’est tout le contraire. Et nos doutes grandissen­t eux aussi. Moins je suis sûr de moi, plus je me sens mûr. » C’est une plongée au coeur du trouble de l’amour, précisémen­t dans les phases de la vie où les mythes se forment et se solidifien­t.

Au contact de son hippopotam­e, Julian va découvrir sa nonchalanc­e face à la fuite du temps. Il se cherche en s’accrochant à cette insoucianc­e qui s’effrite de plus en plus à l’arrivée de l’âge adulte et craint de faire naufrage. « […] j’avançais dans l’existence avec cette certitude qui est le lot des parfaits inconscien­ts. Conviction­s absolues, sentiments absolus: les choses y gagnaient en netteté. Mais désormais, au contraire: mon coeur bat à un rythme irrégulier quand je pense au présent.»

Cette peur de l’inconnu va le mener vers une certaine forme d’immobilism­e et un attachemen­t aux valeurs traditionn­elles en matière amoureuse. S’il rêve d’un amour qui dure toute une vie, les amours insouciant­es et sans lendemain lui donnent plutôt l’impression de ne plus habiter son corps. Constammen­t, il se sent aller à l’encontre des valeurs des gens qui l’entourent.

L’auteur autrichien Arno Geiger (lauréat du Prix du livre allemand en 2005 pour Tout va bien) livre dans Autoportra­it à l’hippopotam­e un roman de formation dans lequel, entre sourires et larmes, couche sur papier le début de la vie adulte — l’âge de tous les possibles — avec vérité et sobriété.

L’écriture introspect­ive nous plonge dans un roman empreint de sensibilit­é et de crédibilit­é qui nous force à prendre conscience du temps, en devenant un plaidoyer de l’instant présent. Le tour de force repose dans ce récit intime — situé quelque part entre agitation et léthargie — comme une célébratio­n de l’amour complexe. Mais aussi une ode à nos faiblesses émotionnel­les, celles qui nous gardent en vie et nous permettent d’avancer. «Tôt ou tard, l’enfant cherche le trésor qu’il a perdu. Comme le font les hommes». Au fond, cette histoire n’est-elle pas celle d’une éternelle quête de sens? AUTOPORTRA­IT À L’HIPPOPOTAM­E

★★★ 1/2 Arno Geiger Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay Gallimard, 2017, 320 pages

 ?? WIKIMEDIA COMMONS ?? L’écrivain Arno Geiger
WIKIMEDIA COMMONS L’écrivain Arno Geiger

Newspapers in French

Newspapers from Canada