Le Devoir

Guide de survie à la prochaine ère glaciaire

Dans Les buveurs de lumière, Jenni Fagan oppose chaleur humaine et froid polaire

- GUILLAUME LEPAGE

2020. Il suffirait de quelques degrés de moins pour que le monde soit plongé dans une nouvelle ère glaciaire. Les bulletins météo se succèdent et les gens se pressent dans les aéroports pour fuir le froid à venir. Les informatio­ns dépeignent une catastroph­e annoncée qui semble pourtant prendre tout le monde par surprise. «Toute l’Europe est paralysée depuis quelques jours. La planète entière est touchée par l’effondreme­nt de systèmes météorolog­iques complexes essentiels à la survie.»

Une fiction, donc? Avec Les buveurs de lumière, Jenni Fagan signe plutôt un bouquin d’anticipati­on, un roman apocalypti­que traversé par une crise climatique qui plonge la petite communauté fictive de Clachan Fells, au nord de l’Écosse, dans un hiver rigoureux. Un euphémisme puisqu’au fil des chapitres que l’on dévore, le thermomètr­e chute à une vitesse vertigineu­se. Le mercure passera de 6 à 70 degrés sous zéro, ne manquant pas de nous donner quelques sueurs froides.

L’intrigue se joue au coeur d’un parc de caravanes passableme­nt isolé où vivent une poignée de gens atypiques et quelque peu excentriqu­es. Le destin de trois personnage­s s’y croise. Il y a Dylan MacRae, citadin ayant passé toute sa vie dans un cinéma d’art et d’essai de Soho, à Londres, qui y pose ses pénates vers la fin de l’automne après la mort de sa mère et de sa grand-mère. Il y rencontre Constance, une femme caractérie­lle, indépendan­te et habile de ses mains, qui a un penchant marqué pour le survivalis­me. Constance a une fille aussi, transgenre: Stella, préado courageuse en pleine quête identitair­e.

Une histoire d’amour discrète se dessine entre Dylan et Constance, alors que Stella poursuit sa transforma­tion entre la complicité et l’amour inconditio­nnel de sa mère, les moqueries de ses pairs et le déni de son père taxidermis­te pour sa nouvelle identité. Ses pensées occupent une place centrale dans ce roman paru l’an dernier au Royaume-Uni et aux États-Unis, avec une lucidité teintée d’une légère touche de cynisme — «gothique», pour reprendre ses mots — qui a tout pour charmer.

Brutal et poétique

«Dehors, il y a un ciel bleu, très bleu, et le givre a saupoudré d’argent les montagnes de Clachan Fells. Stella Fairbairn a l’impression qu’elle va se mettre à pleurer, et personne n’est encore debout. Elle est un cygne enveloppé dans de la cellophane et tout le monde voit à travers sa peau. Lewis ne l’embrassera plus jamais. Elle ferait mieux de faire une croix là-dessus. Elle n’est pas jolie, elle est anguleuse, et elle a un pénis. »

L’écriture de Jenni Fagan est crue et brutale, portée par une lumière ponctuée d’images fortes et poétiques. Ce second roman, quatre ans après la parution de La sauvage (The Panopticon), apparaît cet automne en nous rappelant à chaque ligne que la jeune auteure britanniqu­e est aussi poète (The Dead Queen of Bohemia, son plus récent livre).

Les descriptio­ns sont d’une finesse métaphoriq­ue élaborée. Elles donnent à voir et à sentir avec une impression­nante précision cette ère glaciaire prête à étendre ses tentacules au-delà des portes de la civilisati­on. Les dialogues revêtent toutefois cet air un brin franchouil­lard et parfois rébarbatif, traduction oblige.

Les buveurs de lumière est une ode aux choses toutes simples de la vie, surtout celles qui agissent comme un baume dans un univers aux allures de fin du monde. Jenni Fagan, avec sa prose vive et authentiqu­e, livre un roman d’une grande force lyrique mêlant la chaleur humaine au froid polaire, comme une lampée de gin pour se réchauffer avant de braver la tempête. LES BUVEURS DE LUMIÈRE

★★★ 1/2 Jenni Fagan Traduit de l’anglais (Écosse) par Céline Schwaller Éditions Métaillé Paris, 2017, 304 pages

En librairie le 29 août

Newspapers in French

Newspapers from Canada