Éloge de l’équité et de la liberté
39 penseurs se portent à la défense d’un idéal que le présent menace
La menace serait dans l’air, impalpable. À une époque où les libertés civiles s’érodent dans des sociétés de plus en plus numériques, où s’accroissent les discours qui divisent, en appelant au son des bottes au rejet de l’autre, où une nouvelle morale fait passer les plumes et le goudron pour une posture critique, la justice des hommes, celle sur laquelle reposent les sociétés de droit et la démocratie, n’aura jamais été aussi fragilisée. Trente-neuf personnalités et penseurs du présent l’affirment d’ailleurs, dans Sauvons la justice, ouvrage qui, sous la direction de trois universitaires, Catherine Régis, Karim Benyekhlef et Daniel Weinstock, explore les racines du mal et propose des idées « provocantes, pragmatiques ou pondérées» pour la sauvegarde de cet idéal qui n’est « jamais vraiment acquis ».
Justice numérique, justice économique, justice sociale, justice participative… le terrain couvert par les textes réflexifs est vaste. Les auteurs y appellent autant à revoir l’éducation des enfants, pour les conscientiser à la fragilité du droit, qu’à réaffirmer le pouvoir des États dans des environnements technologiques où la prérogative de définir le droit a été partiellement privatisée par les Google, Facebook, Apple et consorts, ou encore à redonner la parole à des députés pour dénoncer les injustices, dans des cadres moins contraignants que ceux du moment.
C’est ce que souhaite, entre autres, l’étudiant en droit, boursier Rhodes et ex-figure du mouvement étudiant de 2012, Léo BureauBlouin dans un texte qui propose une réforme parlementaire par l’introduction d’un vote libre hebdomadaire sur des projets de loi proposés par les députés, mais aussi par l’ajout d’un débat de 60 minutes chaque semaine entre élus, sans filtre. «Pour discuter des vraies affaires, il faut avoir de vrais débats», écrit-il. Les députés, liens entre les citoyens et l’appareil gouvernemental, doivent retrouver, selon lui, la possibilité de donner une réelle « parole aux sans-voix » et à «braquer les projecteurs sur davantage d’injustices».
Ailleurs, la sociologue Micheline Milot fait l’éloge des accommodements religieux qui, selon elle, contribuent à entretenir une justice sociale pour tous. « Nous pouvons désapprouver des comportements ou des accoutrements liés à la religion, écrit-elle, mais cela ne peut pas conduire à exiger de réglementer la vie sociale de manière à interdire à l’autre ce que nous désapprouvons, le privant ainsi de sa liberté de choix.» Elle dénonce ainsi l’angle d’attaque souvent préconisé par les mouvements et partis politiques populistes pour appréhender plusieurs enjeux sociaux du moment. «C’est une insulte aux valeurs d’égalité et de justice que d’interpréter, à la place des individus, le sens qu’ils attribuent à des prescriptions religieuses pour ensuite en nier la validité», ajoute-t-elle dans ce plaidoyer pour la préservation des accommodements qui, selon elle, n’entre pas en contradiction avec «le principe de neutralité de l’État ».
La recherche d’équilibre entre vivre et laisser faire n’est pas une sinécure. Elle remet en question au passage l’individualisme, un vecteur d’iniquité sociale, économique et politique, écrivent plusieurs, en invitant le citoyen à se rappeler qu’il forme un tout dont il est aussi individuellement responsable. « Pour que justice et démocratie soient faites, il faut donc penser le droit de manière à ce que le citoyen puisse se le réapproprier et, ce faisant, assumer la part de responsabilité qui lui revient dans la réalisation de la justice et du principe démocratique. »
Pour sauver la justice, Daniel Weinstock, professeur de philosophie, ne propose rien de moins que de faire disparaître les examens du cadre scolaire. «Et si nous demandions aux enfants ce qu’ils ont envie de faire dans la vie plutôt que de voir leurs notes comme représentants un destin?» écrit-il. Hélène Trudel, de la fondation du docteur Julien, appelle à faire plus pour « résoudre les problèmes sociaux et les disparités économiques qui sont à la source de la négligence». Gabriel Nadeau-Dubois estime que les progressistes «doivent se mettre au diapason de ceux qu’ils prétendent représenter, et renouer avec un discours qui assume la dimension conflictuelle et polarisante du politique», plutôt que de se contenter de dénoncer les radicaux, y compris ceux qui se prétendent libres. Et l’éthicien Dominic Martin propose de réduire l’influence des superentreprises du monde numérique par un plus grand cadre légal et par la promotion de technologies libres et de systèmes dits ouverts.
Une chorale qui confirme la complexité d’un processus de sauvetage autant que les effets dévastateurs de l’indifférence que la protection de la justice, trop souvent, inspire.
SAUVONS LA JUSTICE 39 PROPOSITIONS POUR AGIR
★★★ 1/2 Sous la direction de Catherine Régis, Karim Benyekhlef et Daniel Weinstock Del Busso éditeur Montréal, 2017, 220 pages