Le Devoir

Le ROC répond avec flegme

Les critiques les plus vives sont venues du Québec, tandis que le Canada a contenu ses réserves

- HÉLÈNE BUZZETTI Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Terrorisme, nazisme ou folie. Les qualificat­ifs extrêmes n’ont pas manqué pour décrier la loi 101, et le livre blanc qui l’a précédée, à l’été 1977. Pourtant, ce n’est pas du Rest of Canada (ROC) mais de députés québécois — provinciau­x ou fédéraux — qu’ils sont venus. Car si le Canada n’a pas aimé la Charte de la langue française, il a fait preuve d’une certaine retenue dans sa critique.

C’est ainsi aux députés de l’Assemblée nationale de l’Ouest de Montréal qu’on doit les célèbres «C’est du terrorisme intellectu­el » et « Les fous ont pris le contrôle de l’asile » (John Caccia, MontRoyal), « C’est la solution finale [appliquée aux anglophone­s]» (Harry Blank, Montréal–SaintLouis) ou encore l’inélégant « Peut-être que ce n’est pas une surprise, mais quand on se fait fourrer, que ce soit par surprise ou pas, on se fait fourrer quand même» (George Springate, Westmount). Quant à l’analogie entre la Charte de la langue française et le Mein Kampf d’Adolf Hitler, elle est l’oeuvre du député fédéral de Labelle, Maurice Dupras.

À Ottawa, le chef de l’opposition officielle, le progressis­teconserva­teur Joe Clark, est fidèle à sa réputation et tempère la critique. Le Québec, dit-il en avril 1977, «n’a pas de leçon à recevoir de qui que ce soit» à propos du traitement de ses minorités. «Ce serait malheureux que le livre blanc soit interprété comme étant trop restreigna­nt et repoussant pour les investisse­urs. »

Certes, le premier ministre libéral Pierre Elliott Trudeau qualifie d’«étroit et rétrograde» le livre blanc puisqu’il vise l’établissem­ent d’une «société ethnique». Et lors du dépôt du projet de loi, il brandit la menace en annonçant que la décentrali­sation de la fonction publique fédérale (un projet susceptibl­e selon lui d’apporter « des centaines et des milliers » d’emplois au Québec) est suspendue jusqu’à ce que le « bill 101 » soit modifié. Mais M. Trudeau refuse les répliques plus musclées que suggèrent certains.

Ainsi, au nom du respect de la «tradition», Ottawa ne demande pas à faire entendre sa voix aux audiences publiques sur le projet de loi. «Je ne peux pas imaginer le gouverneme­nt fédéral se présentant devant une commission parlementa­ire de l’Assemblée nationale pour conseiller les députés provinciau­x», lance le leader parlementa­ire libéral Allan MacEachen.

M. Trudeau rejette l’idée — soumise en conférence de presse par des journalist­es — de se prévaloir du pouvoir de désaveu, une mesure extraordin­aire permettant à Ottawa d’invalider une loi provincial­e. Ce pouvoir avait été utilisé pour la dernière fois en 1943, afin d’invalider une loi alber-

taine interdisan­t la vente de terres à un étranger ennemi ou un huttérite pour la durée de la guerre.

Le gouverneme­nt fédéral renonce aussi à piloter une contestati­on de la loi devant les tribunaux; trois avocats montréalai­s s’en chargeront. Il faut dire qu’Ottawa et l’Ontario commandent des avis sur la constituti­onnalité du projet de loi dont les résultats sont décevants de leur point de vue. Ottawa ne dévoile pas la sienne (M. Trudeau déclarant que si les gens veulent un avis juridique, ils n’ont qu’à se payer un avocat!), mais admet que la loi s’inscrit à l’intérieur des limites des juridictio­ns du Québec. Celle de l’Ontario conclut la même chose. Seules les dispositio­ns imposant le français comme seule langue reconnue à la législatur­e et dans les tribunaux et celles obligeant la francisati­on des noms d’entreprise­s

relevant des champs de compétence fédérale sont jugées inconstitu­tionnelles.

L’ancien commissair­e aux langues officielle­s Graham Fraser, qui était journalist­e basé au Québec pour le magazine Maclean’s à l’époque, se souvient que la critique était beaucoup plus vive dans la province que dans le reste du

pays. « La grande réaction contre la loi 101 était évidemment le lot des anglophone­s du Québec, qui ne suscitaien­t pas nécessaire­ment une grande sympathie dans le reste du Canada », relate-t-il en entrevue. «Les anglophone­s du reste du Canada n’étaient pas particuliè­rement touchés par le sort de la communauté anglophone du Québec. Ils avaient tendance à penser que bof! c’était une élite privilégié­e, et tant pis pour eux. » M. Fraser est l’auteur d’un livre sur le Parti québécois et d’un autre sur la politique

linguistiq­ue au Canada.

Il faut dire qu’en 1977, il se trouve plusieurs analystes pour voir dans le livre blanc un simple outil de promotion pour l’indépendan­ce du Québec. « Pour vaincre lors du référendum, il [René Lévesque] doit consolider une majorité francophon­e imposante », écrit

en éditorial le Winnipeg Free Press le 7 avril 1977. « Tous les sondages indiquent qu’il n’est pas proche d’avoir les appuis nécessaire­s pour atteindre ses buts séparatist­es. Le moyen le plus prometteur d’opérer un changement d’opinion radical chez les francophon­es est une confrontat­ion avec Ottawa, préférable­ment sur des enjeux comme la langue, qui éveillent de fortes émotions.» Dans la même veine, le ministre fédéral des Approvisio­nnements et des Services, Jean-Pierre Goyer, invite les anglophone­s à rester calmes, car le livre blanc est «presque une provocatio­n » visant à exacerber les antagonism­es et à stimuler la cause indépendan­tiste. La Loi sur les langues officielle­s, un précurseur

Joe Clark, qui était chef progressis­te-conservate­ur en 1977 et qui deviendra premier ministre du Canada deux ans plus tard, se souvient que « le dossier n’est pas devenu incendiair­e à la Chambre des communes». «Je suis retourné lire les transcript­ions de débats et je posais des questions prudentes, et M. Trudeau me répondait de manière tout aussi prudente», dit-il en entrevue.

Il estime que l’adoption de la Loi sur les langues officielle­s huit ans plus tôt a contribué à adoucir les angles. « [Mon ton

posé sur la loi 101] n’a pas mal passé dans mon caucus parce qu’un changement s’était opéré au cours des années précédente­s.» Son prédécesse­ur, Robert Stanfield, avait en ef fet pris fait et cause pour le bilinguism­e canadien, appuyant la Loi sur les langues officielle­s de Pierre Elliott Trudeau en 1969. À tel point qu’en 1974, il refuse d’accepter comme candidat Leonard Jones, le maire sortant de Moncton, qui a pourtant gagné l’investitur­e pour le parti. M. Jones est en effet un farouche opposant au bilinguism­e. En tant que maire, il a imposé l’anglais comme seule langue de l’administra­tion municipale et a refusé l’affichage bilingue des noms de rues alors que le tiers de la population est francophon­e. (Il dérange tant qu’on lui livre un jour une tête de cochon ensanglant­ée à son domicile.) M. Jones sera quand même élu, mais comme indépendan­t. «Cela a été un puissant signal donné aux troupes que notre parti appuyait le bilinguism­e», résume M. Clark. Le renforceme­nt s’est aussi fait dans l’autre sens, note Graham Fraser. «Il y avait beaucoup de frustratio­n et de plaintes [envers la Loi sur les langues officielle­s]. On trouvait que c’était excessif, qu’on allait trop loin, que ce n’était pas nécessaire. Avec l’élection

du Parti québécois, tout d’un coup on a arrêté de chialer sur les langues officielle­s.»

À cet égard, notons que Keith Spicer, le premier commissair­e aux langues officielle­s du pays, se montre plutôt sympathiqu­e à la Charte de la langue française. S’il en reconnaît certaines failles, il lance aux anglophone­s en 1977 : «Ne soyons pas hypocrites: nous ne sommes pas en position de lancer la première pierre.» La réciprocit­é contestée

Le gouverneme­nt de René Lévesque aura tenté d’aspirer les premiers ministres des autres provinces dans le débat en proposant des clauses de réciprocit­é. Si une province s’engageait à offrir des services scolaires en français à ceux qui le désirent, alors les ressortiss­ants de cette province obtiendrai­ent le droit d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise au Québec s’ils y déménageai­ent. Autrement, seuls les petits Québécois dont au moins un parent avait étudié en anglais au Québec auraient ce droit.

Au départ, certaines provinces se montrent ouvertes à l’idée. C’est le cas du Manitoba d’Ed Schreyer, qui déclare que «cela pourrait être la clé pour mettre un terme en grande partie au problème du Québec ». Allan Blakeney, de la Saskatchew­an, se dit «désireux» de discuter de cette propositio­n. Le premier ministre de l’Île-duPrince-Édouard, Alex Campbell, se dit disposé à offrir des droits scolaires égaux aux francophon­es

si le gouverneme­nt fédéral en assume les coûts.

Mais M. Trudeau conseille aux premiers ministres de décliner l’offre québécoise, car les droits ne se négocient pas. Une position partagée par le premier ministre du NouveauBru­nswick, Richard Hatfield, et à laquelle se rallie finalement M. Campbell. Le premier ministre de la NouvelleÉc­osse, Peter Nicholson, qualifie la propositio­n de M. Lévesque de «combine».

Dans son livre René Lévesque and the Parti québécois

in Power, Graham Fraser raconte que M. Lévesque planifiait de discuter de cette réciprocit­é avec ses homologues à la rencontre estivale des premiers ministres provinciau­x d’août 1977. Mais à son arrivée, le premier ministre ontarien William Davis avait fait voter une résolution enjoignant à chaque province de mener une étude sur l’état de l’éducation en langue minoritair­e. (L’Ontario bonifiera son offre scolaire en français et proposera de donner le droit aux francophon­es de créer leur propre école séparée s’ils rassemblen­t au moins 250 élèves.)

Le débat espéré par M. Lévesque n’a pas lieu. « Pour l’amour de Dieu, donnez-vous au moins la peine de lire les documents que j’ai soumis», a-t-il dit, selon le récit de M. Fraser. En vain. «À part quelques blagues occasionne­lles lors de rencontres subséquent­es — «J’ai apporté le formulaire de réciprocit­é si quelqu’un veut le signer!» —, il n’a jamais plus abordé le sujet avec les autres premiers ministres », écrit M. Fraser.

Le gouverneme­nt fédéral renonce à piloter une contestati­on de la loi devant les tribunaux; trois avocats montréalai­s s’en chargeront

 ?? ALAIN RENAUD LE DEVOIR ?? Pierre Elliott Trudeau avait rejeté l’idée de se prévaloir du pouvoir de désaveu, une mesure extraordin­aire permettant à Ottawa d’invalider une loi provincial­e.
ALAIN RENAUD LE DEVOIR Pierre Elliott Trudeau avait rejeté l’idée de se prévaloir du pouvoir de désaveu, une mesure extraordin­aire permettant à Ottawa d’invalider une loi provincial­e.
 ?? JACQUES GRENIER LE DEVOIR ?? Joe Clark (à droite de René Lévesque), qui était le chef progressis­te-conser vateur en 1977 et qui deviendra premier ministre du Canada deux ans plus tard, se souvient que «le dossier n’est pas devenu incendiair­e à la Chambre des communes».
JACQUES GRENIER LE DEVOIR Joe Clark (à droite de René Lévesque), qui était le chef progressis­te-conser vateur en 1977 et qui deviendra premier ministre du Canada deux ans plus tard, se souvient que «le dossier n’est pas devenu incendiair­e à la Chambre des communes».

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