Le Devoir

Mordecai, le français et les juifs québécois

Le fiel de l’écrivain montréalai­s ne traduisait pas le sentiment de toute la communauté

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

L’écrivain montréalai­s, anglophone et juif Mordecai Richler détestait la loi 101 et il ne s’est jamais privé de la décrier haut et fort en l’assimilant à une politique discrimina­toire. En janvier 1993, le professeur de science politique de l’Université de Montréal Stéphane Dion niait fermement cette «prédisposi­tion raciste» de la majorité au Québec dans une conférence publique.

«Les Québécois français “de souche” sont soupçonnés d’être particuliè­rement racistes et intolérant­s en raison de la politique linguistiq­ue du gouverneme­nt du Québec, déclarait le futur chef du Parti libéral du Canada en 2006. C’est là un cheval de bataille de l’écrivain Mordecai Richler notamment. Pourtant, la loi 101 est l’inverse d’une loi raciste visant la préservati­on de la “pureté” ethnique. Son objectif est d’attirer vers la majorité francophon­e les nouveaux immigrants de toutes origines. Un nouvel immigrant doit savoir que, s’il choisit le Québec parmi dix provinces, ses enfants devront aller à l’école française. C’est là une mesure de protection linguistiq­ue tout à fait légitime au regard de ce que l’on trouve dans d’autres démocratie­s plurilingu­es. »

La conférence du professeur Dion a été prononcée au Centre Saidye Bronfman, haut lieu de la communauté juive de Montréal, nommé en l’honneur de la femme du milliardai­re Samuel Bronfman (18891971), fondateur de l’empire Seagram qui a inspiré le personnage central de Solomon Gursky Was Here, un des plus célèbres romans de Richler. Si Stéphane Dion prenait la peine de choisir ce lieu et ce thème, s’il apostropha­it nommément l’écrivain polémiste, c’est aussi parce qu’une autre analyse simpliste réduisait la position de la communauté à celle de son célèbre membre.

Dans les faits, le célèbre écrivain ne parlait que pour lui-même. Comme l’industriel Charles Bronfman, d’ailleurs, fils de Samuel, qui menaçait de retirer ses capitaux du Québec advenant l’élection du Parti québécois en 1976. Ses propos incendiair­es ont vite été ouvertemen­t dénoncés par le B’nai B’rith et le Congrès juif canadien.

«Les déclaratio­ns de Richler et de Bronfman donnaient l’impression que la communauté était très hostile au PQ en général et à la loi 101 en particulie­r», commente Pierre Anctil, de l’Université d’Ottawa, qui publiera cet automne chez Boréal une synthèse sur l’histoire de la présence juive à Montréal. «Je propose ce parallèle : c’est un peu comme si on disait que Pierre Falardeau parlait au nom du Québec francophon­e. On ne peut pas dire ça. C’est une voix, et même une voix légitime, mais ce n’est qu’une voix.»

Du yiddish à l’anglais

N’empêche, ces voix rappellent aussi que l’élection du PQ en novembre 1976 fut une surprise et un choc plus ou moins positif pour tous, y compris au sein de la communauté juive. Celle-là comprit vite qu’elle venait de perdre les contacts politiques cultivés depuis des décennies avec le Parti libéral. Le socialisme et le nationalis­me en partie identitair­e des péquistes ne faisaient évidemment rien pour calmer les craintes trois décennies après la Shoah.

« Ce premier choc de l’élection est, selon moi, plus fondamenta­l, dit encore l’historien. Le Québec bascule d’un régime libéral fédéralist­e à un gouverneme­nt souveraini­ste de gauche. La communauté anglicisée ne fréquente pas les médias francophon­es et ne sait pas comment elle sera traitée par le nouveau gouverneme­nt. »

La communauté juive du Québec, très concentrée dans la région montréalai­se, compte alors plus de 100 000 membres, un sommet inégalé. Cette population est assimilée linguistiq­uement à la minorité anglaise du Québec par la force des choses scolaires qui expulsent du réseau francophon­e tous les noncatholi­ques depuis le début du XXe siècle.

Cette minorité est constammen­t ostracisée, ici comme ailleurs. Les juifs québécois se sont donc organisés en développan­t leurs propres établissem­ents. Le professeur Anctil propose de se tourner vers ces organismes communauta­ires pour trouver un porte-parole légitime et représenta­tif, qui doit donc être élu au sein d’une de ces instances et recevoir le mandat de s’exprimer sur une question donnée, après consultati­on des membres. C’est le cas notamment du Congrès juif canadien, qui deviendra central dans la réaction à la loi 101.

Un homme-pont

René Lévesque sert de pont vers les délégués officiels. L’ancien reporter de guerre a couvert la libération du camp de concentrat­ion de Dachau. Il rencontre en privé une délégation du Congrès juif canadien dès janvier 1977 et prononce un grand discours devant quelque 1500 délégués du Congrès en mai.

«Je crois que personne d’autre que lui n’avait la capacité de réussir à dire les bonnes choses, en anglais, pour se porter garant du respect des droits des minorités», résume Pierre Anctil.

René Lévesque confirme notamment que la loi 101 va respecter la Charte des droits et libertés adoptée en 1975 par les libéraux. Cet engagement atténue les méfiances. La communauté veut aussi que le gouverneme­nt continue de financer ses établissem­ents, son hôpital, ses écoles. Et là encore il y a un accord. Elle veut finalement que les dispositio­ns sur la langue ne s’appliquent pas sur une base raciale ethnique.

«Autrement dit, elle veut s’assurer que ce soit une loi pour la langue française plutôt que pour le Canada français. Les juifs adoptent les langues nationales partout où ils s’installent dans le monde. Ici, la situation est un peu particuliè­re à cause du bilinguism­e du pays et de la ville. Finalement, l’option de la communauté montréalai­se, ce sera d’opter carrément pour le bilinguism­e.»

Le virage francophon­e a finalement été assez facilement négocié. Les juifs québécois sont aux deux tiers bilingues, à plus de 80% chez les plus jeunes. Même Mordecai Richler pourrait saluer cet enrichissa­nt effet de la loi 101…

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