Le Devoir

Une histoire sous la langue

Le français a été réprimé partout au Canada

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Québec, début des années 1960. Le Canada traverse une période de remise en question sans précédent. Les Canadiens français ont beau compter pour plus de 81% de la population de la province, ils se classent avant-derniers à l’échelle de la dépossessi­on économique sur plus de vingt groupes ethniques. C’est ce que montre alors une étude dévastatri­ce pilotée par un groupe d’experts en sciences sociales de la Commission royale d’enquête sur le bilinguism­e et le bicultural­isme. En réponse à cette crise, le mandat de cette commission était de « faire enquête sur l’état présent du bilinguism­e et du bicultural­isme au Canada et faire enquête sur les mesures à prendre pour que la Confédérat­ion canadienne se développe d’après le principe de l’égalité entre les deux peuples qui l’ont fondée ».

Pour les instigateu­rs de cette commission, il faut s’empresser de réformer la structure canadienne afin de contrer le constat que font de plus en plus de Québécois quant à leur dépossessi­on. Mais à ceux-là qui, nombreux, espèrent que cette situation pourra être corrigée à l’intérieur du cadre confédérat­if, les indépendan­tistes des années 1960 font valoir qu’un passé désastreux est garant d’un avenir qui le sera tout autant.

Sortir de la survivance

Jusqu’à l’orée des années 1960 pourtant, le français est souvent envisagé comme un bouclier voué à protéger la religion et vice versa. C’est cette idée qu’articule à sa manière en 1910 Henri Bourassa dans un discours fracassant contre Mgr Francis Bourne. Son discours, dit «de NotreDame », sera longtemps à étudier pour les écoliers.

Jusqu’en 1848, le français est une langue interdite en chambre. Les députés canadiens-français parlent donc anglais, ce qui ne les assure pas pour autant de faire entendre leurs idées.

Des admirateur­s de l’ancien chef patriote Louis-Joseph Papineau qui viennent l’écouter pour la première fois témoignent de leur étonnement à constater que même lui est forcé de s’exprimer en anglais. C’est le cas du poète Louis Fréchette, pour qui cette image de Papineau apparaît tout à fait exemplaire d’une situation faite à sa nationalit­é. Fréchette écrit: «Sa voix était vibrante, profonde et sonore, telle enfin que je me l’étais figurée; mais chose qui confondit toutes mes notions, déconcerta toutes mes prévisions, Papineau parlait anglais! […] Papineau parler anglais me semblait une anomalie telle que je ne pouvais en revenir.»

En 1867, le nouveau statut politique qu’entérine l’Acte de l’Amérique du Nord britanniqu­e ne fait aucune déclaratio­n formelle quant à une volonté de soutenir le français sur l’ensemble du territoire canadien, lequel compte alors quatre provinces. Il existe tout au plus des dispositio­ns dans l’acte confédérat­if afin de protéger les minorités religieuse­s et par ricochet les locuteurs français.

La pendaison du leader métis Louis Riel en 1885 a l’effet d’une douche froide sur les espoirs de voir le Canada de 1867 se développer selon les termes d’une conception binational­e où deux sociétés, forgées par une langue et une culture distincte, seraient mises sur un pied d’égalité.

En 1890, cinq ans après la mort de Riel, le Manitoba abolit les subvention­s aux écoles françaises tout comme l’usage de cette langue au Parlement et devant ses tribunaux. Les nouvelles provinces créées à l’Ouest n’offrent par ailleurs aucune garantie de soutien de l’État à la portion française de sa population.

À l’Est, dans les provinces maritimes, les Acadiens pâtissent de mesures du même genre. En 1871, le NouveauBru­nswick supprime les subvention­s aux écoles catholique­s et francophon­es. La Nouvelle-Écosse avait pour sa part déjà voté une loi semblable quelques années plus tôt. Mais c’est le règlement 17, adopté par l’Ontario en 1912, qui suscite peut-être le plus la colère des francophon­es. Ce règlement mobilise les passions par les interdits qu’il pose au maintien de la langue française dans la province la plus importante du Canada. La mesure fait de l’anglais la principale langue d’enseigneme­nt dans les écoles élémentair­es au-delà des deux premières années d’enseigneme­nt.

S’ajoute à ce paysage déjà sombre le sort préoccupan­t de la très importante diaspora canadienne­française disséminée au nord des ÉtatsUnis. L’assimilati­on rapide des FrancoAmér­icains constitue pour bien des observateu­rs une sorte d’horizon tragique.

La société canadienne-française baigne alors dans ce qu’on a appelé un nationalis­me de la survivance. Des manifestat­ions ont lieu pour réclamer des timbres-poste ou des chèques bilingues. La grogne se fait entendre devant divers symboles d’iniquités linguistiq­ues de ce type. Il faut voir les photograph­ies des grandes villes du Québec avant l’adoption de la Charte de la langue française en 1977: tout y est affiché partout presque uniquement en anglais. On répète alors que Montréal est la plus grande ville française de langue anglaise au monde.

Nouvelles perspectiv­es

Les perspectiv­es changent radicaleme­nt à la fin des années 1950. La sécularisa­tion de la société achève de distinguer ce qui semblait jusque-là être indissocia­ble : la langue et la religion.

La langue devient une affaire d’État dans la mesure notamment où celui-ci, selon le principe démocratiq­ue, doit être au service de l’intérêt des gens qui lui délèguent leurs voix.

Pourquoi une population majoritair­e sur un territoire doit-elle être soumise à une vie dans une langue qui n’est pas la sienne? La question de pose beaucoup au sein de nouvelles formations politiques. L’influence de la réflexion apportée par ceux qui forment le premier contingent des indépendan­tistes du début des années 1960 renouvelle les perspectiv­es sur la lutte pour le français: avec eux, la question linguistiq­ue n’est plus envisagée selon une perspectiv­e de minoritair­e au Canada mais majoritair­e au sein de l’État du Québec.

La crise linguistiq­ue de la fin des années 1960 et du début des années 1970 est la résultante d’une question qui tourne alors en rond depuis des décennies et qui, sous l’effet d’une force centrifuge, finit par peser de plus en plus lourd. Des mesures tentent de répondre tant bien que mal à cette nouvelle conception du rôle de l’État en matière linguistiq­ue. La fulgurante montée du mouvement indépendan­tiste encourage aussi à croire que cette situation doit être corrigée au plus vite.

Il faut voir les photograph­ies des grandes villes du Québec avant l’adoption de la Charte de la langue française en 1977: tout y est affiché partout presque uniquement en anglais

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