Le Devoir

Les 101 défis d’une loi mise à l’épreuve

Sur les lieux de travail, le bilinguism­e est une réalité pour deux Québécois sur trois

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ

Pourquoi donc un employé de chaîne de montage devraitil parler anglais au Québec? La question de Françoise David à Philippe Couillard dans un débat des chefs en 2014 a entraîné une réponse qui colle encore à la peau du premier ministre.

«S’il vient un client pour voir l’appareil qu’ils veulent exporter aux États-Unis ou en Angleterre, ce client vient sur le plancher de l’usine, lui, il veut parler aux travailleu­rs, aux contremaît­res », avait expliqué M. Couillard. Le tollé avait été immédiat, et vif.

Philippe Couillard avait précisé sa pensée le lendemain: non, tous les travailleu­rs d’une usine n’ont pas à être bilingues au cas où un Américain viendrait visiter les installati­ons, mais le bilinguism­e individuel est certaineme­nt une chose souhaitabl­e au Québec. Celui qui maîtrise admirablem­ent la langue française s’était, en somme, mal exprimé. Kind of.

Mais si ses adversaire­s n’hésitent pas à ressortir cette citation de temps à autre, c’est notamment parce que la question du français comme langue de travail demeure cruciale dans le débat linguistiq­ue — surtout dans un contexte d’économie mondialisé­e où nombre de PME visent des marchés hors Québec.

État des lieux

«C’est l’élément le plus important de la politique linguistiq­ue québécoise», avançait déjà en 2007 dans L’embarras des langues (Québec Amérique) Jean-Claude Corbeil — personnage central dans l’élaboratio­n de la loi 101. C’est certaineme­nt l’un des éléments dont la mesure précise est la plus ardue à prendre, également.

La dernière grande analyse de la question réalisée par l’Office québécois de la langue française (OQLF) — en 2012 — montrait ainsi que « le français demeure clairement la langue principale [de travail] de la majorité des Québécois »… mais que le bilinguism­e prenait une place de plus en plus importante dans le monde du travail québécois. L’époque est aux « bonjour-hi » dans les commerces comme dans les bureaux, en somme.

Tous les indicateur­s brossaient le tableau d’un portrait contrasté (l’OQLF mettra ces données à jour en 2018) :

Bilinguism­e. 64% des travailleu­rs québécois et 83% des travailleu­rs montréalai­s utilisaien­t un peu d’anglais au travail. Français. 89% des travailleu­rs québécois et 80% des travailleu­rs montréalai­s utilisaien­t principale­ment le français au travail. En 1971, huit ans avant la Charte de la langue française, ils étaient 83%.

68% des allophones québécois travaillai­ent surtout en français. En 1971, ils étaient 42 %.

Devant ces chiffres, l’OQLF faisait valoir que l’organisme était devant le « défi de trouver le juste équilibre entre le droit de travailler en français, garanti par la Charte [pour tous les employés, d’ailleurs, et pas seulement dans les entreprise­s de plus de 50 employés], et les besoins spécifique­s et véritables des entreprise­s en matière de bilinguism­e».

Justifié ?

Car c’est bien là l’enjeu: une augmentati­on du bilinguism­e au travail est-elle nécessaire­ment problémati­que? « Il y a eu une évolution dans la pression de l’anglais sur le français au Québec, fait remarquer Jean-Claude Corbeil. Au moment d’adopter la Charte, la pression venait entièremen­t du milieu anglophone économique. Les anglophone­s étaient les vrais propriétai­res des entreprise­s québécoise­s, manufactur­ières ou commercial­es.»

Il poursuit: « Mais depuis la loi [101], tout a changé. Le monde économique s’est structuré sur le plan internatio­nal, l’anglais est devenu la langue universell­e dans tous les domaines… Aujourd’hui, la pression de l’anglais [sur le français] est analogue à celle que la France ou la Catalogne subissent », illustre M. Corbeil.

Démographe à l’Université de Montréal et ancien chercheur à l’OQLF, Marc Termote parle d’un dossier «complexe ». «Savoir si le recours à l’anglais est justifié ou pas…

Allophones.

« » On ne peut pas vouloir une économie au Québec ouverte sur le monde et centrée sur l’innovation sans accepter le fait que la langue des affaires est l’anglais Martine Hébert, porte-parole de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendan­te

C’est évidemment justifié lorsqu’on parle de postes avec beaucoup de contact avec l’internatio­nal. Dès qu’on sort du Québec, c’est obligé. Mais en usage interne, au sein d’une entreprise québécoise? Ce n’est pas évident

de savoir», dit-il. Il faudrait pour cela procéder à des analyses qualitativ­es que l’OQLF peut difficilem­ent mener avec ses effectifs actuels, pense-t-il.

Pour la même raison, M. Termote se demande comment il serait possible d’étendre aux entreprise­s de 26 à 49 employés les dispositio­ns de la loi 101 qui touchent les entreprise­s de 50 employés et plus.

«L’idée est bonne sur papier, mais… l’OQLF a déjà énormément de difficulté­s à réaliser la francisati­on des 50 et plus. »

Dans les faits, les dernières données de l’OQLF montrent que près de 84% des entreprise­s inscrites à l’Office détenaient un certificat de francisati­on au 31 mars 2016. Dix ans plus tôt, ce taux était de 73%. C’est dire qu’environ 5900 entreprise­s étaient conformes en 2006, contre 6800 aujourd’hui.

Des entreprise­s qui « évoluent dans un environnem­ent normé et un contexte internatio­nal où la majorité des clients et des fournisseu­rs sont situés à

l’extérieur du Québec» font des efforts importants pour se conformer à la loi, souligne l’OQLF en évoquant les cas de Bell Hélicoptèr­e ou de Divertisse­ments Gameloft. D’autres font office de cancres — l’Office en recense une douzaine sur son site Internet. En anglais

Mais au-delà du certificat de francisati­on, il y a la pratique. «Chez nous, beaucoup d’efforts sont faits pour promouvoir le français et pour franciser les employés qui parlent anglais, explique au Devoir un graphiste d’UbisoftMon­tréal,

le géant du jeu vidéo. Les assemblées générales sont en français, les communicat­ions sont bilingues. Mais c’est automatiqu­e : dès qu’un anglophone unilingue assiste à une réunion, nous parlerons en anglais. Et le plus souvent, quand je suis en contact avec quelqu’un de l’extérieur, ça va se passer en anglais. » Dans son cas comme pour des dizaines de milliers de travailleu­rs, la connaissan­ce de l’anglais n’est pas une option. Les petits joueurs

Il y a aussi le fait que les certificat­s de francisati­on ne concernent que les plus grosses entreprise­s. Or, « nous avons au Québec une économie de petites entreprise­s, relève Martine Hébert, porte-parole de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendan­te (FCEI) : 73% de nos entreprise­s ont moins de 10 employés».

Mais penser étendre les dispositio­ns de la loi 101 à de plus petites entreprise­s serait une erreur, plaide-t-elle. «On ne peut pas vouloir une économie au Québec ouverte sur le monde et centrée sur l’innovation sans accepter le fait que la langue des affaires est l’anglais », résume Mme Hébert.

C’est là le genre d’argument qui fait dire à Marc Termote qu’il y a une « évolution défavorabl­e » du dossier français au travail. «Bien sûr que l’internatio­nalisation implique presque automatiqu­ement qu’on utilise l’anglais, dit-il. Ce n’est pas nécessaire­ment problémati­que d’être branché sur l’internatio­nal et sur l’anglais. Plusieurs pays européens vivent la même situation. Mais la grande différence, c’est que ces pays n’ont pas peur pour la pérennité de leur langue nationale. »

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? De plus en plus d’entreprise­s ont leur certificat de francisati­on de l’OQLF. C’est le cas d’Ubisoft, même si l’anglais prend comme ailleurs une place importante dans le quotidien des employés. Ci-dessus, la ville vue des bureaux de l’entreprise rue De...
JACQUES NADEAU LE DEVOIR De plus en plus d’entreprise­s ont leur certificat de francisati­on de l’OQLF. C’est le cas d’Ubisoft, même si l’anglais prend comme ailleurs une place importante dans le quotidien des employés. Ci-dessus, la ville vue des bureaux de l’entreprise rue De...
 ?? SOURCE ALCAN ?? En 1971, 83 % des Québécois travaillai­ent principale­ment en français, contre 89% en 2010, et ce, malgré l’ouverture des frontières. Ci-dessus, l’ancienne usine Alcan, à Arvida.
SOURCE ALCAN En 1971, 83 % des Québécois travaillai­ent principale­ment en français, contre 89% en 2010, et ce, malgré l’ouverture des frontières. Ci-dessus, l’ancienne usine Alcan, à Arvida.
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