Le Devoir

Le succès se conjugue-t-il nécessaire­ment en anglais ?

- KARL RETTINO-PARAZELLI

Les start-up québécoise­s, ces entreprise­s en démarrage qui poussent comme des champignon­s à travers la province depuis quelques années, rêvent pour la plupart de conquérir le monde. Pour y arriver, nombreuses sont celles qui choisissen­t de s’afficher en anglais dès leurs débuts, avant même de franchir les frontières de la province. S’agit-il d’un choix inévitable pour réussir?

Au début du mois de juillet, près de 1200 participan­ts se sont rassemblés au Métropolis pour assister à la Journée Démo Montréal, un événement devenu incontourn­able dans le monde des start-up, ou jeunes pousses.

Comme chaque année, de jeunes entreprene­urs provenant de cinq des plus importants accélérate­urs de la métropole ont eu la chance de présenter leur compagnie aux investisse­urs, aux clients potentiels et aux experts venus les entendre. Parmi eux, Olivier Demers-Dubé, cofondateu­r d’Écosystème­s alimentair­es urbains (EAU), une entreprise qui développe des fermes aquaponiqu­es verticales pour lutter contre l’insécurité alimentair­e.

À tour de rôle, les entreprene­urs ont tenté de séduire l’auditoire à l’aide de leurs meilleurs arguments de vente. Et chacun d’entre eux, à l’exception d’Olivier, l’a fait en anglais.

«Environ 80% des fondateurs ont le français comme langue maternelle. Et dans la salle, 80% des gens sont francophon­es. Nous sommes à Montréal, au Québec. Et là, j’entends que toutes les présentati­ons sont en anglais. Sur le coup, je ne comprends pas», raconte l’entreprene­ur.

Sans réfléchir

«Pour moi, le message que ça envoie, c’est business, business, business, et le reste passera après, dit-il. J’ai décidé de prendre position, en me disant que ça n’a aucun sens que les gens ne se posent pas la question. »

Olivier reconnaît que, pour certaines entreprise­s, le choix de l’anglais peut être tout à fait justifié. Ce qui lui laisse un goût amer en bouche, c’est cette impression que de jeunes entreprene­urs francophon­es privilégie­nt la langue de Shakespear­e sans se poser de questions.

« Si on avait un nom anglophone, on aurait sans doute l’impression de sacrifier une partie de notre culture, de ce qui nous définit», dit-il.

Pour le moment, EAU collabore avec des partenaire­s québécois pour construire ses premières fermes verticales, mais l’entreprise est déjà en contact avec des joueurs étrangers intéressés par son approche.

«On s’est demandé si on faisait un sacrifice marketing avec un nom francophon­e, se souvient-il. Et on le voit, les anglophone­s ne savent pas trop comment prononcer EAU. Mais tant pis.»

Terrain de jeu planétaire

Richard Chénier était lui aussi au Métropolis le mois dernier pour assister à la Journée Démo. Le directeur du Centech, l’un des accélérate­urs partenaire­s de l’événement, explique que les entreprene­urs qu’il soutient ont effectué leur présentati­on en anglais pour acquérir de l’expérience, en prévision du jour où ils devront présenter leur compagnie à des investisse­urs étrangers. « Il faut voir ça comme un terrain de pratique qui leur permet d’être à l’aise.»

L’anglais est très présent dans le monde de l’entreprene­uriat, particuliè­rement dans le secteur technologi­que, mais «il faut le comprendre», affirme-t-il. «Quand tu fais de la

technologi­e, tu es né pour l’internatio­nal en partant. Ça fait en sorte que le terrain de jeu, c’est la planète. Et si tu veux jouer sur la planète, la langue des affaires, c’est l’anglais.»

Le directeur estime que de 30% à 40% des entreprise­s de son accélérate­ur ont des clients à l’internatio­nal, même si elles existent dans certains cas depuis moins d’un an. « C’est clair que, d’entrée de jeu, la compagnie devra trouver un nom qui est exportable. Mais parfois, un nom francophon­e peut être très sexy, selon le marché visé.»

La peur de l’anglais

Pour Guillaume Campeau, Give-a-Seat est le nom qui sonnait le mieux à ses oreilles au moment de fonder avec son ami Théo Corboliou une entreprise qui revend des billets inutilisés en versant une partie des recettes à des organismes à but non lucratif.

«On ne voulait pas absolument un nom en français ou en anglais, mais on trouvait que Give-a-Seat, c’était parlant. Ça expliquait bien ce qu’on voulait faire, dit-il. On a l’intention d’exporter notre modèle et on ne voulait pas se donner de frein avec un nom francophon­e. »

Guillaume s’attendait à ce que ce choix lui attire des critiques, qui sont finalement très rares. «Nous sommes extrêmemen­t fiers d’être deux francophon­es dans notre compagnie, nous faisons des affaires en français et nous faisons attention à notre langue, affirme-t-il. Des entreprene­urs prennent des noms aux racines autochtone­s ou un nom suédois parce que leur grand-père est suédois et les gens ne disent rien. J’ai l’impression que c’est seulement l’idée de l’anglais qui fait peur à beaucoup de gens. »

Selon lui, le monde des jeunes pousses s’anglicise surtout lorsque vient le temps de chercher des investisse­urs. Mais à la Banque de développem­ent du Canada, l’un des joueurs incontourn­ables pour les entreprise­s en démarrage en quête de financemen­t, on indique que la langue ne fait pas partie des facteurs en jeu lorsque vient le temps d’investir.

«D’entrée de jeu, la compagnie devra trouver un nom qui est exportable. Mais parfois, un nom francophon­e peut être très

sexy, selon le marché visé», croit Richard Chénier

Exporter le français

Pour Give-a-Seat comme pour d’autres jeunes entreprise­s québécoise­s, le choix de l’anglais est d’abord utilitaire. «Avec notre nom, on veut s’adresser à tout le monde, peu importe leur langue », résume Guillaume.

Mais c’est justement ce qui agace Olivier, d’EAU. Si des marques comme Volkswagen (automobile­s) ou Dos Equis (bière) ont fait entrer l’allemand et l’espagnol dans notre quotidien, pourquoi les compagnies québécoise­s ne pourraient-elles pas séduire la planète avec le français ? se demande-t-il.

Richard Chénier, du Centech, croit cependant que le débat linguistiq­ue dans le monde entreprene­urial québécois doit dépasser la simple question du nom d’entreprise. À son avis, les accélérate­urs comme le sien, qui offrent des ateliers en français, doivent «prendre plus de place».

«L’enjeu, c’est d’abord et avant tout d’accompagne­r des entreprene­urs francophon­es à fort potentiel pour qu’ils aient accès à une expertise dans leur langue.»

Newspapers in French

Newspapers from Canada