Le Devoir

L’avenir du français vu par la génération hashtag

- ISABELLE PORTER à Québec

Ils s’expriment mieux en anglais que leurs parents, parlent souvent en franglais sur Internet, mais se disent aussi très attachés à la langue française, dans laquelle ils voient une manière de se distinguer dans le monde. Rencontre avec des francophon­es qui ont grandi sous la loi 101.

La moyenne d’âge de l’équipe de communicat­ion du Festival d’été de Québec est de 30 ans. Dans cette bande de filles, tout le monde est à l’aise en anglais, notamment sur les médias sociaux. Mais ces jeunes femmes accordent une grande importance à la qualité de leur français, et le sort de la langue au Québec ne les laisse pas pour autant indifféren­tes.

«Le français, c’est ce qui nous différenci­e», avance Myriam de la Sablonnièr­e, 27 ans. «On est dans un méga pays anglophone, mais nous, notre ville est francophon­e. Il faut qu’on garde ça.»

Responsabl­e des relations de presse internatio­nales pendant le festival, la jeune femme doit communique­r en anglais les trois quarts du temps, mais tient toujours à mettre une touche locale dans ses courriels.

«Souvent, quand j’écris un message en anglais, je commence par un “bonjour» et je termine par un “merci” ou un “à bientôt”. Juste une petite touche pour dire: “OK, je peux te parler dans ta langue, mais regarde la mienne comme c’est beau.”»

Mélissa Roux-Laforest, 33 ans, semble plus inquiète que les autres pour l’avenir du français. «C’est quand même un enjeu. J’écoute beaucoup la télé en anglais et c’est rendu que je me surprends à chercher mes mots quand j’arrive pour écrire en français, la première expression qui me vient en tête est en anglais. Ce n’est pas drôle parce que j’ai toujours été une adepte de la langue française, mes profs étaient des passionnés de la langue française… Oui, il y a un danger, mais en même temps, je suis la première fautive là-dedans.» Elle croit d’ailleurs qu’il est important qu’on maintienne les dispositio­ns sur l’école primaire et secondaire en français.

À l’autre extrémité du groupe, Valérie BeaudoinCa­rle, 24 ans, pense autrement. Pour elle, c’est une affaire individuel­le et les parents devraient avoir le choix. Pour autant qu’ils s’assurent que leur enfant «n’oublie pas complèteme­nt le français ». Elle reproche à son école secondaire

francophon­e de l’avoir mal formée en anglais. «Ce qui m’a vraiment aidée à l’apprendre c’est d’écouter la télé. Le faire par moi-même.» Mais aujourd’hui, contrairem­ent aux autres, la jeune femme n’est pas abonnée à Netflix et dit privilégie­r les séries télévisées québécoise­s.

« Show » ou «spectacle»?

Les avis de l’équipe du Festival sont très variés, surtout quand on leur soumet des dilemmes politiques. Pour elles, il s’agit moins d’un enjeu de négociatio­n politique que d’une source de questionne­ments très pratiques et quotidiens.

Comme écrire « show » plutôt que «spectacle» sur la page Facebook du Festival. « Il y a des termes qu’on n’a pas le choix de mettre en anglais parce que tout le monde les comprend comme ça», croit Sophie Rivard-Nolin, 23 ans. «Surtout pour le métal», ajoute Stéphanie Legros, qui lance en riant que «spectacle de métal» plutôt que « show de métal», cela sonne bizarre, voire contre nature.

Isabelle Grenier, la seule à avoir plus de 40 ans dans le groupe, est celle qui semble le plus s’inquiéter du sort de la langue. «J’essaie de faire en sorte que, sur les réseaux sociaux, on utilise les termes en français. Même si l’anglais est un langage plus commun pour notre clientèle.» La grande patronne, Luci Tremblay, nommée depuis déléguée du Québec à Tokyo, leur a aussi clairement fait comprendre que la qualité du français était un enjeu non négociable pour faire partie de son équipe.

Malgré tout, plusieurs constatent que leur environnem­ent élargi est de plus en plus anglophone. «Les anglophone­s avec qui on communique nous disent toujours à quel point on est chanceux d’avoir deux langues, que c’est une richesse», observe Stéphanie Legros, 33 ans. «En même temps, je parle avec des agents d’artistes qui sont à Montréal mais qui parlent en anglais presque tout le temps. On finit par parler en franglais », poursuit-elle, en concédant que ça arrive «plus qu’avant ».

La priorité: bien écrire

Ces questionne­ments sont tout aussi quotidiens à la Fabrique Crépue. Cette petite entreprise de marketing de contenu Web offre des conseils sur la mode, la cuisine, les habitudes de vie. Sur la page d’accueil, les termes accrocheur­s en anglais sont légions, même dans les onglets: «Team», «Workshop créatif», «Top 5»…

« Notre plateforme média rejoint une clientèle de 14-34 ans, majoritair­ement. C’est sûr que si on utilise un vocabulair­e trop corporatif, on perd l’engouement des jeunes», explique l’une des deux cofondatri­ces du site, Émilie Morin, 34 ans.

«On ne va pas faire exprès d’utiliser des anglicisme­s », poursuit sa collègue Marie Lynn Kimberly Kiley, 30 ans. «Des fois aussi, sur Instagram, les phrases ont besoin d’avoir un certain nombre de caractères et c’est plus court en anglais.»

En même temps, rares sont les sites du genre à soigner autant la qualité du français écrit. L’équipe compte une douzaine de réviseuses. Là comme au Festival d’été, la qualité du français est vue comme un gage de sérieux et de profession­nalisme. « Je pense que c’est un des facteurs de réussite de notre plateforme, le fait que ce soit bien écrit », souligne Marie Lynn. «De grosses compagnies font affaire avec nous pour la qualité des textes. C’est sûr qu’à long terme, c’est payant.»

Fondée en 2013, La Fabrique fonctionne si bien que ses deux fondatrice­s en vivent et peuvent poursuivre leur expansion. Et ce ne sera pas en anglais, affirment-elles.

Pour tous ces jeunes adultes, la loi 101 et la protection du français posent d’abord des questions pratiques. «On adore la langue française, c’est pour ça qu’on en prend soin, mais on n’est pas fermées non plus. On ne veut pas non plus devenir des militantes », poursuit Marie Lynn. «Notre façon d’être militantes, c’est de ne pas faire de fautes. »

Bref, il n’est pas question de politique ici, ce qui tranche beaucoup avec l’expérience des génération­s plus âgées.

Plus consommate­urs que Québécois?

Cet apparent conflit de génération­s intéresse beaucoup la jeune troupe de théâtre Kata. «Toute cette question identitair­e-là, on ne l’a pas vécue. On reçoit les répercussi­ons de ça et une grande liberté par rapport à notre langue, mais on n’en connaît pas les revendicat­ions », lance Olivier Arteau.

Le jeune metteur en scène et auteur avait trois ans lors du référendum de 1995. Avec sa troupe, il est en train de monter une pièce baptisée Made in beautiful — La Belle Province. La pièce pose une question troublante : les jeunes sont-ils désormais des consommate­urs avant d’être des Québécois?

« On est en train de créer une culture unique internatio­nale, plutôt que de défendre notre culture propre», observe-t-il. « Est-ce que, dans notre génération, on est des produits du Québec ou du capitalism­e, à cause de ce qu’on consomme?»

Il faut dire qu’en tant qu’artistes de théâtre, ils n’ont pas vraiment le choix de se préoccuper de l’avenir du français, concède Nathalie Séguin, une autre membre de la troupe. Après tout, ils n’auraient pas de travail sans public francophon­e, dit-elle avec humour.

Ils ne partagent pas non plus la lassitude des plus de 40 ans, qui sont nombreux à avoir trop entendu parler du débat linguistiq­ue et constituti­onnel. Au contraire, ils aimeraient qu’on en parle plus. «On n’est pas assez informés», se désolent-ils.

Mais eux non plus ne pensent pas que la menace au français découle de la multiplica­tion de termes en anglais sur le Web, des «hashtags» au « fail ». «Si tout le monde la parlait bien et la défendait bien, on n’aurait pas peur pour notre langue», lance Olivier en parlant de l’assoupliss­ement des notes de passage au secondaire et des fautes d’orthograph­e de la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, sur la plateforme Twitter.

Le comédien Marc-Antoine Marceau ajoute que c’est devenu trop difficile de «contourner » les contenus anglais, mais que rien n’est perdu tant et aussi longtemps que notre curiosité est à l’oeuvre. «Oui, on consomme de la musique et des films en anglais, mais ça n’empêche pas qu’à un moment donné, quelqu’un va te prêter un livre de Saint-Denys Garneau qui va remplir d’autres envies.»

Leçons de voyages

Pour Valérie Beaudoin-Carle, 24 ans, les parents devraient avoir le choix d’envoyer leur enfant à l’école en anglais. Pour autant qu’ils s’assurent que leur enfant «n’oublie pas complèteme­nt le français». «Les anglophone­s avec qui on communique nous disent toujours à quel point on est chanceux d’avoir deux langues, richesse» que c’est une Stéphanie Legros

«J’essaie

de faire en sorte que, sur les réseaux sociaux, on utilise les termes en français. Même si l’anglais est un langage plus commun pour notre clientèle. Isabelle Grenier

Pendant l’été, Noémie Lemieux, 23 ans, s’occupe d’un groupe d’enfants de 10 à 12 ans au camp de vacances Kéno. Les deux tiers de ces enfants viennent de familles immigrante­s, en particulie­r de pays arabophone­s. «Le fait qu’il y ait la loi 101, ça fait qu’ils vont à l’école avec les petits Québécois, apprennent la langue et la culture et s’intègrent vraiment bien.» Certains viennent juste d’arriver au Québec, dit-elle. «Pour eux, c’est l’immersion au camp de jour, mais ils apprennent quand même assez vite. Il y a une Syrienne qui est arrivée il y a seulement deux mois et j’ai eu une conversati­on [en français] avec elle la semaine dernière. Je n’en revenais pas. »

Bachelière en études internatio­nales à l’Université Laval, Noémie se prépare à faire sa maîtrise en Finlande l’an prochain. Elle raconte qu’une expérience récente l’a aussi amenée à mesurer l’impact de la loi 101. «J’ai passé beaucoup de temps en Finlande ces derniers mois. Là-bas, ils n’ont pas de loi comme ici pour protéger la langue finnoise, la plupart des téléséries ne sont pas traduites… Les gens peuvent venir vivre là-bas sans apprendre la langue très bien alors ils parlent anglais», observe-t-elle. «Les immigrants qui n’apprennent pas la langue comme il faut parce qu’il n’y a pas de loi, ils ne vont pas s’intégrer correcteme­nt, alors il va y avoir plus de divisions et une tendance à créer des ghettos. Le fait qu’ici, tout le monde apprenne le français, ça fait que les communauté­s sont plus capables d’échanger et de communique­r.»

Et au sujet des autres obligation­sdictées par la loi 101? L’affichage en français? Et les politiques culturelle­s? Faudrait-il davantage réglemente­r Internet ? Netflix ?

Comme tous les jeunes à qui Le Devoir a parlé dans le cadre du reportage, Noémie Lemieux est réticente à l’idée de trop contraindr­e les consommate­urs. «Sur Netflix, on pourrait s’assurer que le contenu est au minimum sous-titré en français, mais c’est sûr qu’il y a des limites à légiférer sur Internet.»

«On

est dans un mégapays anglophone, mais nous, notre ville est francophon­e. Il faut qu’on garde ça. Myriam de la Sablonnièr­e

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FRANCIS VACHON LE DEVOIR Pour l’équipe du Festival d’été de Québec, l’importance et le sort du français sont moins un enjeu de négociatio­n politique qu’une source de questionne­ments très pratiques et quotidiens. Comme écrire « show » plutôt que «spectacle» sur la page Facebook...

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