Le Devoir

Faire la morale aux médias

- PIERRE TRUDEL

La dénonciati­on véhémente d’une décision du Conseil de presse du Québec (CPQ) par le journal La Presse met en lumière la crise qui touche la déontologi­e médiatique. La Presse dénonce une décision la blâmant sévèrement de même que son journalist­e Philippe Teisceira-Lessard. Le CPQ a estimé que l’intérêt public ne justifiait pas de rendre compte de certains faits relatifs à Karla Homolka, autrefois reconnue coupable de meurtre au terme d’un retentissa­nt procès.

Appliquant une conception très restreinte de l’intérêt public, le CPQ estime « qu’aucun nouvel événement ne venait justifier le dévoilemen­t des informatio­ns et que l’article s’apparente ainsi davantage à du voyeurisme qu’à un texte justifié par l’intérêt public. Cette fenêtre ouverte sur la nouvelle vie de Karla Homolka ne peut qu’impliquer, en raison des éléments d’informatio­ns qui foisonnent, son noyau familial incluant ses enfants et son conjoint, qui évoluent et interagiss­ent avec le voisinage. Ces personnes sont ainsi stigmatisé­es, malgré elles, par le passé de leur mère ou conjointe ».

Dans sa décision, le CPQ substitue son évaluation à celle du journal. Retenant une vision étendue du droit à la vie privée et de ce qu’il comprend de l’intérêt des enfants de Mme Homolka (qui ne sont pas nommés dans l’article litigieux), il néglige de se demander si la démarche journalist­ique ayant conduit à la publicatio­n demeurait dans la fourchette du raisonnabl­e.

C’est une illustrati­on de la façon dont le CPQ examine le bien-fondé des plaintes qu’il reçoit. Au lieu de se demander si le média a agi à l’intérieur des limites du raisonnabl­e, le CPQ se comporte comme un groupe de pression. Il applique une conception bien arrêtée du «bon» journalism­e. Il privilégie les intérêts de ceux qui préfèrent ne pas être mentionnés dans les médias, même s’ils ont été impliqués dans des événements d’intérêt public ou revêtant un intérêt historique.

Le pluralisme

Dans une société démocratiq­ue, il coexiste plusieurs façons d’envisager ce qui constitue un «bon» travail journalist­ique. La liberté de presse n’est pas réservée à ceux qui font du «bon» journalism­e pas plus que la liberté de religion n’est l’apanage de ceux qui pratiquent la « bonne » religion ! Comment promouvoir le pluralisme de l’informatio­n lorsque tous sont en pratique forcés d’adhérer aux mêmes visions de ce qui constitue un bon travail d’informatio­n journalist­ique, à la même vision de l’intérêt public ?

Dans les milieux journalist­iques, les conception­s éthiques diffèrent. Il coexiste des visions différente­s à l’égard de ce qui est constituti­f de pratiques correctes. Déterminer si un comporteme­nt est fautif en s’appuyant sur une seule des conception­s sans considérer les autres équivaut à imposer la même éthique à tous les journalist­es, à tous les médias. C’est faire peu de cas de la liberté de presse.

Chercher ainsi à imposer une vision unique engendre des risques pour le pluralisme de l’informatio­n. Les positions du CPQ sont parfois importées par les tribunaux. Ceux-ci ont parfois interprété les lois en prenant appui sur les évaluation­s du CPQ ou d’autres instances à caractère déontologi­que. Par exemple, invoquant une évaluation «déontologi­que» la Cour suprême a jugé que l’impolitess­e d’un média à l’égard d’un relationni­ste constituai­t une faute civile. Le CPQ lui-même il y a plusieurs années avait ouvert la porte à la censure en préconisan­t que les médias ne devaient pas diffuser l’image d’une personne, même circulant dans l’espace public. Les tribunaux l’ont suivi dans cette piste liberticid­e. Depuis, le Québec est l’un des rares endroits sur le continent où il est a priori illégal pour les médias de montrer le visage de personnes évoluant dans l’espace public !

Perte d’autorité

Cette tendance du CPQ à restreindr­e l’espace de la liberté de presse n’est probableme­nt pas étrangère au fait que des médias décident de ne plus se sentir concernés par ses opinions. D’autres se demandent en quoi la qualité de l’informatio­n est bien servie par un organisme qui semble de plus en plus se complaire dans une vision étroite du droit du public à l’informatio­n.

Le CPQ est un organisme sans but lucratif. L’adhésion à celui-ci est volontaire. En principe, les médias ne sont pas légalement tenus d’obtempérer à ses directives ou souscrire à ses évaluation­s. Les normes que le CPQ déduit de ses conception­s éthiques ne sont pas des règles de droit. Ce sont des opinions reflétant les valeurs de ceux qui s’en font les promoteurs.

Faute pour lui de reconnaîtr­e qu’il y a plusieurs façons d’accomplir un bon travail journalist­ique, que les évaluation­s que l’on peut faire de l’intérêt public peuvent différer, il est à craindre que le CPQ perde encore plus de l’autorité morale qu’il a déjà eue. C’est pourtant le seul levier dont il dispose pour promouvoir le droit du public à l’informatio­n, s’il y croit encore.

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