Le Devoir

De Trump et de convulsion­s d’empires finissants

- SAMIR SAUL Professeur d’histoire à l’Université de Montréal – CERIUM

On ne le sait que trop: les affaires d’une puissance dominante deviennent les affaires du monde entier. S’imposant à tous, elle leur inflige ses troubles, sans les épargner de ses lubies. Il en est des États-Unis comme jadis de leurs devanciers européens. Mi-opéra bouffe, mi-jeu de massacre, un spectacle surréalist­e se déploie depuis des mois aux États-Unis sous les yeux ébahis de tout un chacun. Les turbulence­s sont permanente­s. Pas une semaine ne passe sans livraison d’un nouvel épisode au feuilleton. La téléréalit­é a du retard à rattraper.

Trump est-il le problème? Si les défauts du personnage ont la taille de la Trump Tower, ses pratiques sont celles de son milieu. L’establishm­ent se gausse de l’ours mal léché, de l’inculte au vocabulair­e famélique. Trump contribue à abaisser le niveau intellectu­el, mais n’est-il pas un pur produit de la twitterisa­tion des esprits, formatés à gazouiller en onomatopée­s et interjecti­ons, inaptes à la pensée dépassant 140 signes ?

Les censeurs de Trump déplorent les libertés qu’il prend avec les faits. Les fils de sa fabulation/manipulati­on sont gros, mais il a de qui tenir. La politique ne baigne-t-elle pas dans le falsifié : camouflage de faits dérangeant­s, scénarisat­ion et imagerie «créatives», clips habilement forgés? Trump est en bonne compagnie dans l’univers des «faits alternatif­s».

Tous incarnent un courant qui a été à la mode. Pour le postmodern­isme, tout est perception­s, impression­s, opinions, discours et récits subjectifs. La validation par les faits extérieurs passe à la trappe, et avec elle la méthodolog­ie de la quête du savoir associée à la modernité et élaborée depuis la Renaissanc­e. Aucune vérificati­on n’étant nécessaire, tous les énoncés se valent. Dans le monde de la postvérité, réalité et fiction sont synonymes. L’emportent ceux qui ont les moyens d’asséner leur version pour façonner les perception­s. Tel est le terreau des fake news qui polluent l’espace public et des reproches que se renvoient Trump et ses détracteur­s.

Coup d’État larvé en temps réel et théâtre d’ombres

La procédure de destitutio­n de Trump a été enclenchée dès le jour de son élection, jugée comme un affront au droit divin de l’establishm­ent de désigner les dirigeants. La pêche pour un chef d’accusation est ouverte. Si rien d’utile n’en résulte, l’atmosphère fétide pourrait peutêtre l’évincer. Habitués à vénérer le Commander in chief, les médias traînent Trump dans la boue comme un Saddam Hussein, un Milosevic ou un Poutine à renverser. Reste à voir si le modèle est Watergate ou, par un retour ironique du bâton, une variante des techniques de changement de régime que les États-Unis ont appliquées dans plusieurs pays étrangers. Les ennemis de Trump en ont d’ailleurs été les maîtres d’oeuvre.

Une lutte féroce pour le pouvoir est engagée, car les enjeux sont énormes. Trump a été élu pour réorienter l’économie américaine vers l’intérieur et mettre un terme à l’expansionn­isme militarisé dans le monde. Vaste programme et hérésies intolérabl­es pour l’establishm­ent néolibéral­néoconserv­ateur, en particulie­r toute baisse des tensions avec la Russie, cible prioritair­e. À peine élu, Trump a été un président à culbuter et, en attendant, à paralyser. Pris en main par le Pentagone, il est même retourné comme une crêpe et transformé en continuate­ur de la politique étrangère de Clinton, de Bush et d’Obama.

Confusion et cacophonie règnent. Les enjeux socioécono­miques sont réfractés et déviés par d’émotives guerres culturelle­s (des «valeurs»), substitut au débat politique. Partisans et adversaire­s de Trump s’affrontent à travers des prismes identitair­es et sociétaux qui obscurciss­ent la situation. Petites gens, laissés-pourcompte et travailleu­rs dont les emplois sont exportés (« gens déplorable­s », selon Hillary Clinton) puisent dans le patriotism­e et le traditiona­lisme, ne serait-ce que par réaction au cosmopolit­isme, au libertaris­me et à la rectitude politique de l’élite «libérale» bien-pensante et de la bobo de gauche des côtes est et ouest. L’embrouilla­mini est complet.

Crépuscule de l’hégémonie américaine

L’arrière-fond du méli-mélo est l’impasse dans laquelle se trouve la puissance impériale étatsunien­ne. Le «siècle américain» n’a pas duré 20 ans. En perte de substance productive, criblée de dettes, l’économie fait face à des concurrent­s plus performant­s. Le gigantesqu­e appareil militaire, censé mettre le monde sous tutelle américaine, détruit admirablem­ent mais n’a procuré de contrôle dans aucune aventure récente. On n’est plus au temps des colonies.

Se proclamer exceptionn­els et indispensa­bles ne suffit pas. Alors, comment rester prépondéra­nts malgré tous les indicateur­s? En persistant sur la voie de la conquête du monde entier, comme le veut l’establishm­ent, ou en n’ayant pas les yeux plus gros que le ventre et en faisant des choix, comme l’a plaidé Trump? Dilemme des empires en perte de primauté ou en bout de parcours, cette question est au coeur des batailles qui les font tanguer et rouler des années durant.

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