Syrie Plongeon au coeur de l’enfer de Raqqa, assiégée depuis 2014
Les habitants de la ville ont payé le prix fort des combats
Au troisième étage d’un immeuble, une dizaine d’hommes se relaient pour scruter le ciel, talkie-walkie à la main. D’autres sont penchés sur des cartes pour donner les localisations précises à viser, éviter les victimes civiles.
Nous sommes dans la base de commandement pour le front est de la bataille de Raqqa. La progression est lente. Une maison après l’autre, un étage après l’autre. Le bruit sourd d’un moteur d’avion résonne dans la pièce. Les hommes se penchent à la fenêtre pour coordonner cette frappe avec leurs alliés. Puis… le fracas de la bombe qui touche le sol, une épaisse fumée grise qui s’élève dans le ciel. Les djihadistes du groupe armé État islamique ne sont plus qu’à quelques maisons de là, près de la place de l’Horloge. Ils ne contrôlent plus qu’un espace réduit au centre de la ville qu’ils ont prise en janvier 2014. Et ce périmètre se rétrécit de jour en jour.
Au fur et à mesure que la nasse se referme sur eux, elle se referme également sur les derniers habitants de Raqqa. Il resterait près de 25 000 personnes dans la ville. Des combattants, mais surtout des familles qui n’ont pas pu fuir et abandonner leur maison.
«Pendant quatre ans, on a subi leurs lois et leur violence. Au début, c’étaient des Syriens et des Irakiens, mais très vite les étrangers sont arrivés. De vrais barbares assoiffés de sang, ceux-là. Hussein, rencontré à Aïn Issa, dans un camp de déplacés
Camps de déplacés
Chaque jour, une poignée de civils parvient à s’extraire de cet enfer et à rejoindre les Forces démocratiques syriennes, une alliance de combattants arabes et kurdes. Ils sont alors accompagnés sous bonne garde jusqu’à la zone kurde du Rojava, plus au nord. Certains restent en prison quelques semaines, le temps d’être interrogés et de vérifier qu’ils n’ont pas « versé de sang aux côtés des hommes en noir ». Si ce n’est pas le cas, ils pourront retrouver leurs proches.
La plupart iront donc s’entasser dans un des camps de déplacés de la région, sous autorité kurde. La zone en compte officiellement quatre aujourd’hui, ainsi qu’une dizaine informels. Le principal est situé à Aïn Issa, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Raqqa, et abriterait environ 8000 personnes. Dans les longues tentes blanches à droite de l’entrée, plusieurs dizaines de familles sont regroupées avant d’être relogées dans une autre, plus loin. Hussein est arrivé la veille avec sa femme et leurs cinq enfants. Ils ont marché pendant plusieurs jours, avec quelques bouts de pain et un peu d’eau. Pas de vêtements, plus de souvenirs.
En passant par le sud de la ville, ils ont traversé l’Euphrate par bateau, rejoint les zones plus désertiques, et sont parvenus à s’enfuir sans se faire surprendre par les djihadistes. «Sinon, c’était la mort, commente le père de famille. Mais on était déjà un peu morts de toute façon.» À ses pieds, des matelas et plusieurs plats et ustensiles de cuisine. Les kits de première nécessité que leur remet le personnel du camp. Une aide fournie par les agences des Nations unies, à peine une goutte d’eau dans l’immensité des besoins de la population locale.
Boucliers humains
Malgré la chaleur suffocante, avoisinant les 50 degrés, et le bruit, un enfant dort à même le sol d’une tente. Les familles manquent de tout et s’entassent les unes sur les autres sans aucune intimité. Mais Hussein ne se plaint pas. «On est en vie, je n’y croyais plus», dit-il. Les cheveux et la barbe grisonnante taillée court, l’homme s’assied sur le sol et allume une cigarette. Il a pris la décision de fuir quand les combats se sont rapprochés, quand le danger est devenu vraiment trop grand. «Jusque-là, j’avais décidé de baisser la tête. Pendant quatre ans, on a subi leurs lois et leur violence. Au début, c’étaient des Syriens et des Irakiens, mais très vite les étrangers sont arrivés. De vrais barbares assoiffés de sang, ceux-là. Ils avaient toujours une raison pour tuer ou frapper. On ne pouvait rien faire à part être discrets et attendre patiemment qu’ils nous rendent notre ville. Mais quand les avions ont commencé à bombarder les maisons autour, on ne pouvait plus rester.»
Avant même le début de la bataille, les djihadistes ont empêché les civils de s’enfuir. Ils se sont dissimulés parmi eux pour mieux se protéger des attaques et des tireurs embusqués. Devenus des boucliers humains, les Raqqaouis ont payé le prix fort des combats. Sur les chemins et dans les maisons abandonnées, les troupes du groupe État islamique ont dissimulé des mines afin d’empêcher de partir ceux que tenterait quand même la route de l’exil. Il fallait donc utiliser des passeurs. Mais les prix augmentaient au fur et à mesure des violences.
«Ce sont eux qui connaissent les routes à emprunter, les postes de garde que l’on peut éviter», explique Hussein. Dès le début de l’opération contre la capitale autoproclamée du «califat» lancée par les forces kurdes, les frappes de la coalition internationale menée par les Américains sont venues appuyer les combattants. Mais, chaque jour, plusieurs dizaines de civils seraient victimes de «tirs amis».
À travers le désert
Asma fait la queue pour recevoir sa ration de nourriture de la journée. Un grand plat transparent rempli de riz et de légumes en sauce. La quantité n’est pas suffisante pour toute la famille, mais elle ne peut pas se permettre d’acheter quoi que ce soit en supplément. «On habitait dans la vieille ville, à quelques mètres de l’ancien mur de Raqqa. Pourquoi nous bombarder? Nous ne sommes que des civils.»
Elle a perdu son mari et le reste de sa famille dans une frappe. Et a fui avec un cousin et ses enfants. Asma serre sa dernière fille contre elle: « Dès que les djihadistes entendent le moteur des avions au-dessus de la ville, ils ont vite fait de se sauver et de nous laisser seuls sous les tirs.» Début juin, les premiers bombardements ont été précis.
«Ils ont d’abord détruit la boulangerie, puis l’usine électrique et l’hôpital général, raconte Ameer, son voisin de matelas. C’étaient des cibles stratégiques, qui ont bien gêné les djihadistes. Mais nous aussi, on vivait là-bas. Nous aussi, on avait besoin de manger et de s’éclairer. Mes neveux étaient dans la file d’attente devant la boulangerie : deux sont morts. Beaucoup d’autres ont été blessés. Après la destruction de l’hôpital, on n’avait plus aucun moyen de se soigner, plus de médecins ni de médicaments. J’avais très peur pour mes [quatre] enfants.»
Ce père n’a encore reçu aucune aide pour sa famille. Il demande à un couple de lui offrir une tasse de thé et s’installe à même le sol. Après une semaine de marche à travers le désert, Ameer est épuisé et très désabusé. «Au final, on a eu aussi peur de ceux qui nous opprimaient depuis toutes ces années que de ceux qui étaient censés nous délivrer et nous sauver, raconte-t-il. La paix ne se fait pas sans verser de sang, mais là ce sont les habitants de Raqqa qui paient de prix de cette liberté.»
À côté de lui, Hussein soupire : « Les bombardements, c’est terrible parce qu’on ne sait jamais où tombera le prochain obus. On ne peut jamais vraiment se cacher. C’est une question de chance. Le destin, en fait.»