Le Devoir

Le combat contre l’indifféren­ce

Enseigner la différence pour combattre l’indifféren­ce

- cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo JOSÉE BLANCHETTE

Elle est batteuse de jazz, déjà, ça donne de la gueule aux tatouages sur ses avant-bras. L’été, elle cultive les tomates avec sa femme dans leur ferme bio de Wellfleet, à Cape Cod. Elle cultive aussi les esprits, se définit humblement comme conteuse (storytelle­r), prof au secondaire depuis 19 ans dans la région. Lisa Brown était ma logeuse cet été durant mes vacances sur cette langue de sable blond au large de Boston. Elle m’a balancé deux ou trois mots en créole en m’incitant à me servir dans le panier de betteraves bios. J’ai su que j’avais affaire à un personnage. Même en congé, ils me pourchasse­nt.

On ne tombe pas tous les jours sur une pacifiste gaie qui a étudié l’ethnomusic­ologie à l’Université de Bénarès (aujourd’hui Varanasi) et assisté à des cours avec le dalaï-lama à 20 ans : «Son cours s’intitulait Bouddhisme, paix et politiques dans le monde moderne. Cela a eu un impact majeur sur moi », se remémore-t-elle.

Aujourd’hui, Lisa enseigne la diversité à des jeunes de milieux privilégié­s de 14 à 18 ans. Son cours unique s’intitule Exploring and Respecting Difference­s, explorer et respecter les différence­s. Sur sa carte profession­nelle, c’est écrit « Diversity Educator». Elle est la seule du genre au Massachuse­tts et son cours est devenu si populaire qu’il a fait d’elle une des finalistes pour le prix de professeur de l’année 2018 dans cet État démocrate.

Non seulement ses étudiants apprennent à mieux se connaître mais également à mesurer l’étendue de leur responsabi­lité comme citoyens du village global, leurs droits et leurs devoirs (human rights et human wrongs). Le programme de Lisa porte tant sur un apprentiss­age social qu’émotionnel à l’âge crucial des idéaux brandis hauts, de la quête de sens et de la cohérence.

Et le cours s’inscrit dans les enjeux contempora­ins tout en reposant sur la vaste expérience d’un mentor-prof-mèrede-famille. «Le système d’éducation est fucked-up. Je savais que je ne pouvais pas enseigner en sortant de l’école. À 24 ans, tu ne sais rien. On te demande de répéter ce qu’on t’a appris à des jeunes qui ont presque ton âge. Et le point de vue relayé est toujours celui du gagnant, jamais celui du perdant.»

Les vrais perdants

Lisa Brown a visité 57 pays sur quatre continents et a attendu d’avoir 40 ans pour devenir professeur­e. Aujourd’hui, à 59 ans, sa vision du monde, héritage d’une longue lignée de « peaceniks » (pacifistes) la sert bien. «Mes parents étaient des gens ouverts, tolérants. Ils m’ont transmis ça jeune; c’est la pratique de toute une vie pour moi, pourquoi pas pour mes étudiants? Je leur montre que les droits des humains, ce n’est pas comme l’argent. Ce n’est pas parce que les autres reçoivent plus de respect et de dignité qu’il y en a moins pour toi. Tu ne perds rien au change. »

Au fil des conversati­ons sur les bases de leurs valeurs, de la morale et l’éthique, Lisa leur sert son mantra: « Énonce ta vérité, sans accusation­s, sans honte et sans jugements.» Elle voit sa mission éducative comme une façon de redistribu­er les cartes, elle qui est née blanche et américaine, tout à fait par hasard. « Je n’ai pas honte d’être blanche, honte d’être gaie, car mon comporteme­nt n’est pas blâmable. Mais je reconnais les privilèges dont j’ai hérité. »

Promener son baluchon partout à travers le monde lui a offert une perspectiv­e plus vaste que celle des Nimbys ( Not in my backyard) et a forgé son empathie. « Nous, les Américains, nous sommes construits en oppressant les autres. Le beau côté de l’arrivée de Trump au pouvoir, c’est qu’il nous montre notre côté sombre et ce sur quoi nous devons travailler.»

La veille, il y a eu Charlottes­ville, «Black Lives Matter». Et chez nous, au Québec, La Meute et des Bouchervil­lois pour s’indigner qu’on héberge

des Haïtiens dans leur cour. Mais peu de gens savent ce que c’est que de vivre dans la cour d’un Haïtien. Lisa, elle, sait.

La Perle des Antilles

Chaque année, la prof de «diversité» quitte Cape Cod avec ses étudiants et les amène deux semaines à l’île de la Gonâve, à quelques kilomètres au large d’Haïti, pays le plus pauvre de l’Occident. Pas pour fuir l’hiver, on s’en doute. Plutôt pour qu’ils se mesurent à eux-mêmes, leurs nombreuses certitudes et leur conditionn­ement de petits Blancs d’Amérique, le temps d’échapper à un confort qu’ils tiennent pour acquis et de tendre la main à l’autre.

Dans un village sans eau ni électricit­é (pas de Wi-Fi, surtout), ils apprennent un peu de créole et enseignent l’anglais aux enfants, vivent avec les familles haïtiennes, vont chercher l’eau à la source, intègrent la différence. « Ils apprennent que pour que nous puissions vivre comme nous le faisons, un vaste pourcentag­e de gens sur la planète survivent avec 2 $ à 5 $ par jour. Ils reviennent plus conscients, plus prévenants, responsabl­es. » Ces jeunes, dont l’animal domestique est mieux traité que bien des Haïtiens, vivent parfois des métamorpho­ses et se dirigent en relations internatio­nales, diplomatie ou droits de la personne à l’université.

«Je n’ai pas besoin de faire de politique, je n’ai pas d’intentions cachées, souligne leur prof. Je ne fais pas de promotion. Je crois en l’attraction. J’attire les jeunes. Je suis une facilitatr­ice. Moi, j’ai l’expérience, mais eux, ils ont une perspectiv­e neuve. »

Lisa, une optimiste de nature, met tout en oeuvre pour échapper à la déprime ambiante et à la peur de l’autre. Et elle agit. « Je crois que comme espèce, nous évoluons avec de plus en plus d’anxiété existentie­lle qui conduit à la peur. Nous savons que nous taxons la planète et des scientifiq­ues prédisent une sixième extinction. Je dis aux jeunes que nous pouvons avoir un impact positif autour de nous, malgré tout. C’est la seule chose sur laquelle nous avons du pouvoir. Le pessimisme n’a pas de futur. »

La brise pluvieuse des dunes se lève et pousse les dernières paroles de Lisa à travers les petits pins. Il est question du soleil qui brillera toujours dans un milliard d’années. Et de la possibilit­é qu’une forme de vie plus intelligen­te prenne notre place. «Espérons que ce sera mieux la prochaine fois.»

Je trouve que c’est optimiste.

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 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Moment de découragem­ent dans un Centre d'hébergemen­t à Montréal. Les Haïtiens se tournent vers un Nord clivé au sujet de l'hospitalit­é à offrir.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Moment de découragem­ent dans un Centre d'hébergemen­t à Montréal. Les Haïtiens se tournent vers un Nord clivé au sujet de l'hospitalit­é à offrir.
 ?? JOSÉE BLANCHETTE ?? L’éducatrice en diversité Lisa Brown, accompagné­e de ses poules et coq à Cape Cod: «Trump a moins de cervelle que mon coq!»
JOSÉE BLANCHETTE L’éducatrice en diversité Lisa Brown, accompagné­e de ses poules et coq à Cape Cod: «Trump a moins de cervelle que mon coq!»
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