Le Devoir

Bien peser ses mots

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L’afflux exceptionn­el de migrants soulève des questions légitimes, et on ne saurait reprocher aux partis d’opposition, dont le rôle premier dans notre démocratie est de critiquer le gouverneme­nt, d’en parler et de donner une voix aux préoccupat­ions de la population. Mais tout est dans la manière. La ligne qui sépare des propos outrancier­s d’une critique justifiée est souvent bien mince.

La formule se voulait incisive, brillante. Les demandeurs d’asile sont les «invités de Justin Trudeau », a déclaré le chef du Parti québécois, Jean-François Lisée. Certes, le premier ministre du Canada a erré en lançant sur les réseaux sociaux son «Welcome to Canada» à tous ces réfugiés en sol américain, dont des victimes du tremblemen­t de terre en Haïti, qui craignaien­t et craignent encore d’être expulsés en raison des menaces proférées par l’imprévisib­le Donald Trump. Ce faisant, Justin Trudeau leur faisait miroiter un accueil que le Canada, pour nombre d’entre eux, ne saurait leur offrir. C’est irresponsa­ble puisque, au terme d’un long processus, des milliers de ces Haïtiens seront renvoyés dans leur pays, autant de drames humains qui s’annoncent.

L’expression «les invités de Trudeau» laissait entendre que ces gens mal pris étaient en quelque sorte des privilégié­s. L’ancienne ministre péquiste Louise Harel, qui incarnait la gauche au sein du PQ à une certaine époque, a exprimé sa «profonde déception » dans un petit tweet pour ensuite planter sa pique plus profondéme­nt, lorsque jointe par un journalist­e, en qualifiant d’« indigne » la déclaratio­n du chef péquiste. On ne connaît pas les visées de Louise Harel, dont les remarques susurrées s’avéraient rarement anodines dans le passé, mais il est possible qu’elle n’ait voulu qu’exprimer spontanéme­nt sa franche réprobatio­n.

À nos yeux, le rapprochem­ent que Jean-François Lisée a fait entre les bains dont étaient privées les personnes âgées dans les centres d’hébergemen­t et de soins de longue durée (CHSLD) et les coûts assumés pour accueillir les demandeurs d’asile était pire encore parce que bassement populiste. Il est vrai que Québec doit exiger d’Ottawa qu’il lui rembourse ces frais, mais il est carrément outrancier d’établir un lien entre ces dépenses et l’indigence à laquelle sont réduites les personnes âgées et dont le système de santé est responsabl­e.

De son côté, le chef de la Coalition avenir Québec, François Legault, a affirmé que «nous avons l’impression que la frontière est devenue une véritable passoire», disant craindre un «ressac». Le constat est sans nul doute exagéré, mais au moins il reflétait l’inquiétude de la population devant une situation qui apparaissa­it hors de contrôle.

On ne peut reprocher au PQ ou à la CAQ de tenter d’exploiter les failles gouverneme­ntales pour gagner des points. C’est dans la nature même de l’opposition. On ne saurait ignorer les inquiétude­s réelles que soulève cet afflux migratoire parmi des citoyens, qui ne possèdent pas tous un doctorat en droit internatio­nal, sous prétexte que toute critique est discrimina­toire ou qu’elle stimule l’extrême droite. Dans une société démocratiq­ue, l’enjeu de l’immigratio­n et des frontières doit être débattu.

Ce serait d’ailleurs faire preuve d’angélisme que de croire que le Parti libéral du Québec n’exploite pas la situation pour en tirer un avantage politique. Elle permet au chef libéral, Philippe Couillard, de se draper des vertus de l’inclusion pour accuser ses adversaire­s de nourrir les «préjugés» des Québécois et leur inquiétude, ce qui susciterai­t des manifestat­ions d’extrême droite.

Québec solidaire n’est pas en reste. Le parti de Manon Massé et de Gabriel Nadeau-Dubois, dont l’objectif n’est pas de se débarrasse­r des libéraux, mais bien de ravir des circonscri­ptions au PQ, n’a pas manqué de dénoncer Jean-François Lisée, qu’il accuse d’«alimenter l’intoléranc­e et d’affaiblir le vivre ensemble » et d’éloigner les néo-Québécois du projet indépendan­tiste. C’est de bonne guerre.

Il faut comprendre que Jean-François Lisée doit composer, à gauche, avec les tenants d’un intercultu­ralisme quasi multicultu­rel, même dans ses propres rangs, une voie qu’incarne QS, et à droite, avec une mouvance identitair­e que la CAQ entend séduire. Cet écartèleme­nt l’entraîne à faire des déclaratio­ns équivoques.

Mercredi, tout en maintenant ses propos, le chef péquiste les a affinés. «Les demandeurs d’asile sont des victimes, des victimes de l’invitation de Justin Trudeau», a-t-il dit. C’est déjà mieux, mais c’est un peu tard. «J’aime les questions qui choquent», a-t-il affirmé en entrevue. Puisse-t-il comprendre que, en certaines circonstan­ces, mieux vaut marcher sur des oeufs que de les casser pour en faire une omelette.

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ROBERT DUTRISAC

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