Le Devoir

Le français comme langue publique commune

- MICHEL SEYMOUR Départemen­t de philosophi­e, Université de Montréal

Dans Le Devoir du 24 août, Monelle Guertin pose des questions légitimes auxquelles je souhaite répondre («Langue française: savoir lire les indicateur­s avant de partir en peur»). Pourquoi devons-nous nous intéresser à des données statistiqu­es portant sur la langue maternelle ou la langue parlée à la maison si notre objectif est de faire du français la langue publique commune? Par «langue publique commune », je n’entends pas seulement la langue de l’espace public, car il y a plusieurs langues publiques au Québec qui doivent être reconnues et financées par l’État, mais bien tout d’abord la langue qui est principale­ment parlée dans nos institutio­ns publiques communes. À l’Assemblée nationale, devant les tribunaux, à la Bibliothèq­ue nationale, dans les musées nationaux, à la télévision et à la radio de Radio-Canada, la langue de prédominan­ce doit être le français. La plupart des écoles, collèges, université­s, hôpitaux et CLSC doivent être de langue française.

Réaliser l’objectif de faire du français la langue publique commune, cela veut dire aussi que, même si les personnes parlent différente­s langues à la maison et ont une variété de langues maternelle­s, le français est la langue qui devrait être communémen­t partagée et effectivem­ent parlée entre eux dans la société. Si tel est notre objectif, pourquoi alors s’intéresser à la langue maternelle et à la langue parlée à la maison?

On doit s’intéresser à la langue maternelle surtout pour la comparer avec la langue parlée à la maison. Si une personne a X comme langue maternelle et Y comme langue parlée à la maison, il se peut que l’on soit en face d’un cas de

« Le sort de la langue publique commune est intimement lié » à la principale langue officielle parlée

transfert linguistiq­ue vers Y. Mais pourquoi s’intéresser à la langue parlée à la maison si l’important est la langue d’usage dans les lieux publics ? La raison essentiell­e concerne la langue spécifique qui est parlée à la maison. Si la personne parle le vietnamien, l’arabe, le créole ou l’espagnol à la maison, mais a le français comme principale langue officielle parlée (PLOP), c’est-àdire parlée dans son voisinage, avec les amis, dans les lieux publics et sur le marché du travail, il n’y a pas de problème. Il ne s’agit donc pas de stigmatise­r nos concitoyen­s allophones.

Mais si c’est l’anglais qui est parlé à la maison, il y a de fortes chances que la PLOP de cette personne soit l’anglais. Or, si le nombre de personnes qui parlaient le français à la maison au Québec entre 2011 et 2016 est passé de 87% à 87,1%, l’anglais comme langue parlée à la maison a augmenté de près d’un point de pourcentag­e (de 18,3 % à 19,2 %), même si, en même temps, l’anglais comme seule langue parlée à la maison a baissé d’un dixième de 1 %.

La principale langue officielle parlée

Il s’agit d’un signal important concernant l’évolution de la PLOP au Québec, surtout si l’on tient compte du fait que l’anglais exerce une attraction socioécono­mique importante, que c’est une langue appuyée financière­ment par l’État et que la citoyennet­é canadienne peut être accordée à une personne unilingue anglaise, y compris lorsque cette personne est domiciliée sur le territoire du Québec. À Montréal, c’est près de 40% de la population qui a l’anglais comme PLOP. Ces données sont inquiétant­es parce qu’elles posent des défis de taille au projet d’instaurer le français comme langue publique commune au Québec. Le sort de la langue publique commune est intimement lié à la principale langue officielle parlée.

Or, quelle sera la PLOP au Québec en 2036? Statistiqu­e Canada prévoit qu’elle sera l’anglais pour près de 19,5% de la population (donc le français à 80,5% pour le reste de la population). Autrement dit, la PLOP a tendance à se rapprocher du chiffre correspond­ant à la langue parlée à la maison, et non à se rapprocher du chiffre correspond­ant à la capacité de parler français que la plupart des Québécois disent avoir (94%). En effet, la langue que l’on est en principe en mesure de parler n’est pas nécessaire­ment la langue que l’on parle dans l’espace public. Au Québec, il tend à y avoir une corrélatio­n entre l’anglais comme PLOP et l’anglais comme langue parlée à la maison. D’où l’importance des données portant sur la langue parlée à la maison.

Certes, on ne doit pas s’attendre à ce que tous les Anglo-Québécois aient le français comme seule PLOP, mais on pourrait espérer que leur proportion soit en hausse ou qu’un nombre croissant d’entre eux aient autant l’une que l’autre langue officielle comme PLOP. La tendance ne semble pas aller en ce sens. Voilà pourquoi les statistiqu­es sont inquiétant­es. S’agit-il de s’inquiéter de l’assimilati­on des francophon­es du Québec ? Pas du tout, tel n’est pas l’enjeu. La survivance du français n’est pas en cause, mais le français comme langue publique commune oui.

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