Le Devoir

Autopsie d’une relation tumultueus­e

Comment expliquer les frictions entre les compagnies aériennes et les passagers ?

- KARL RETTINO-PARAZELLI

Un passager extirpé violemment d’un avion de United Airlines contre son gré, des voyageurs coincés pendant plusieurs heures dans un appareil d’Air Transat surchauffé, des services autrefois inclus qui ont désormais un prix: la relation entre les compagnies aériennes et leurs clients a déjà été plus harmonieus­e. À qui la faute? À la concurrenc­e, aux lois du marché, mais aussi à nous, les consommate­urs.

Comme on peut s’y attendre, c’est sur les réseaux sociaux qu’une des plus récentes controvers­es impliquant un transporte­ur aérien

a fait surface. «Nous sommes pris en otage par Air Transat depuis 4 heures 30 [minutes] à l’aéroport d’Ottawa! Sans nourriture, peu d’eau, on

étouffe!» a lancé Maryanne Zéhil sur Twitter au début du mois d’août, déclenchan­t une tempête qui a incité l’Office des transports du Canada (OTC) à se pencher cette semaine sur les circonstan­ces de l’événement. De quoi animer les consultati­ons sur le projet de loi fédéral déposé en mai dernier pour encadrer les droits des passagers, qui débuteront dans deux semaines.

La succession d’incidents du genre, ajoutée au fait que les passagers de certains vols en classe économique doivent désormais payer pour enregistre­r un bagage ou manger une bouchée à bord de l’avion, a changé la manière

qu’ont les consommate­urs de percevoir le transport aérien, affirme le professeur émérite en tourisme et fondateur de la Chaire de tourisme Transat de l’ESG UQAM, Michel Archambaul­t.

«Auparavant, l’aéroport était un lieu convivial. Prendre l’avion, c’était déjà partir en vacances. Aujourd’hui, on veut fuir les aéroports,

dit-il. On veut simplement se rendre du point A au point B. »

«Je pense que les passagers ont raison de se plaindre », acquiesce Isabelle Dostaler, spécialist­e du secteur de l’aviation et nouvelle doyenne de la Faculté d’administra­tion de l’Université Memorial, à Terre-Neuve.

Quatre fois plus de plaintes

Et ils se plaignent. En 2016-2017, l’OTC a reçu 3367 nouvelles plaintes concernant le transport aérien, comparativ­ement à 826 en

2015-2016, une augmentati­on de plus de 300 %. Ces données excluent les plaintes déposées directemen­t auprès des transporte­urs.

Les requêtes les plus fréquentes concernaie­nt les perturbati­ons de vol (1325) et les bagages (968). Air Canada a été de loin la plus ciblée, faisant l’objet de plus de 1500 plaintes en 2016-2017, bien plus que les quelque 430 requêtes enregistré­es lors des années précédente­s.

L’Office des transports du Canada explique cette forte croissance par le succès de sa campagne de sensibilis­ation, tandis qu’Air Canada fait remarquer que les plaintes la visant ne représente­nt qu’une infime proportion de la clientèle qu’elle dessert.

Pour ce qui est de la surréserva­tion des sièges, des retards et des annulation­s, il est difficile de savoir s’ils sont plus fréquents qu’avant, puisque les données à ce sujet ne sont pas publiques, comme c’est par exemple le cas aux États-Unis, observe le professeur de HEC Montréal spécialisé en optimisati­on des réseaux de transports, Jacques Roy. « Au Canada, nous sommes très pauvres en données. C’est la grande noirceur. »

La pression du rendement

Chose certaine, les compagnies aériennes ont décidé au fil des ans de réduire les services inclus dans le prix de certains billets et d’augmenter le nombre de sièges par avion en s’inspirant des transporte­urs à bas prix, note M. Roy.

En 2016, ces compagnies à faibles coûts ont accaparé près de 28% du trafic aérien mondial, lequel continue d’augmenter année après année. L’an dernier, le nombre de passagers de vols réguliers a atteint 3,7 milliards, en hausse de 6% par rapport à 2015.

En calquant un modèle d’affaires qui gagne en popularité, les sociétés aériennes canadienne­s ont ainsi trouvé une manière de limiter leurs coûts et d’accroître leurs revenus afin de plaire aux actionnair­es, tranche Mme Dostaler. «Comme les compagnies aériennes doivent offrir un bon rendement sur investisse­ment, l’obsession de la réduction des coûts est énorme, souligne-telle. Les dirigeants des compagnies aériennes offrent le strict minimum en classe économique pour pouvoir entrer dans leur argent. Et si on était dans leurs souliers […] on ferait sans doute la même chose. »

«Les compagnies traditionn­elles ont des marges qui sont assez faibles parce qu’elles ont des structures de coûts très élevés», ajoute M. Roy, en évoquant principale­ment les dépenses liées au carburant, aux salaires et à la maintenanc­e des avions. En 2016, Air Canada a par exemple enregistré une marge d’exploitati­on de 9,2%, tandis qu’Air Transat affiche une marge avoisinant les 3,5% dans ses bonnes années.

Plus de choix

Les compagnies aériennes canadienne­s répondent que la tarificati­on de certains services est devenue la norme au sein de l’industrie. «Nos clients sont en mesure de choisir de quelle façon ils souhaitent voyager, puis économiser, en choisissan­t uniquement les options tarifaires pour lesquelles ils souhaitent payer », fait valoir la porte-parole d’Air Canada Isabelle Arthur.

Du côté d’Air Transat, la directrice des relations publiques, Debbie Cabana, soutient que la formule des repas payants offre de « multiples avantages » pour tous : les passagers ont plus de choix, tandis que les transporte­urs peuvent limiter les pertes de nourriture et réduire le poids de leurs appareils.

Air Canada affirme par ailleurs qu’elle trône toujours au sommet des compagnies aériennes en Amérique du Nord, selon le sondage annuel mené par Skytrax. En 2017, elle occupe cependant le 29e rang mondial, derrière Lufthansa, Air France et une dizaine de transporte­urs asiatiques.

Le prix avant tout

«C’est facile de pester contre les compagnies aériennes », constate Isabelle Dostaler. Mais les consommate­urs sont en partie responsabl­es de leur propre malheur, juge-t-elle.

Quand un client se procure un billet, le prix est l’un des facteurs qui influencen­t le plus sa décision d’achat, explique la spécialist­e. Les transporte­urs réagissent donc en cherchant de nouvelles façons de réduire leurs coûts de fonctionne­ment.

«Les gens recherchen­t le vol le moins cher possible, confirme Jacques Roy. Le service s’en ressent, c’est certain.»

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