Nous, c’est l’autre aussi
Six metteurs en scène réunis portent un regard pluriel sur notre histoire commune
Habiter la maison à plusieurs. La nouvelle devise gravée en larges lettres sur la devanture du Théâtre de Quat’Sous n’est pas un vain mot dans son spectacle d’ouverture. Trois femmes, trois hommes. Une chorégraphe, deux cinéastes, les autres sont gens de théâtre. Les six metteurs en scène réunis par À te regarder, ils s’habitueront affichent une pluralité à plus d’un titre.
La création se veut un exercice de réappropriation culturelle et historique, au profit d’une distribution diversifiée comme on en voit peu, encore, sur nos scènes. Il s’agissait, dans cette aventure collective conçue par Olivier Kemeid et Mani Soleymanlou, «d’essayer de donner une autre sonorité à certains classiques québécois, résume le réalisateur Bachir Bensaddek. L’idée était de dire que l’autre fait partie du “nous” et que nous, c’est l’autre
aussi.» En offrant une tribune à des interprètes que le public n’a pas coutume de voir, trop souvent «absents de la Cité».
L’entrevue en quintette (sans Jean-Simon Traversy, arrivé trop tard, dont la création s’inspire du spectacle légendaire L’Osstidcho) donne une idée de la multiplicité des points de vue qui constituent ce spectacle. À une semaine de sa création, ses metteurs en scène oeuvraient encore à la mise en commun de ces segments formant «six réflexions, mais nourries par le même élan», assure Bensaddek, le cinéaste de Montréal la blanche.
Si certaines oeuvres semblent avoir dérivé du mandat initial («remonter les textes fondateurs du “nous”»), ce qui ressort chez tous, c’est la prise de parole des comédiens aux origines multiples, estime Chloé Robichaud. Braquant souvent sa caméra sur les femmes, la cinéaste de Sarah préfère la course a elle-même choisi de porter son regard ailleurs. Elle a orchestré une rencontre avec les «fascinants» Igor Ovadis et Fayolle Jean autour du film culte Pour la suite du monde. Si les scènes montréalaises sont si blanches, « c’est parce qu’il y a tellement de nostalgie dans notre théâtre, croitelle. Alors je traite de nostalgie avec ces hommes arrivés ici en 1979 et en 1988, qui nous parlent de leur vie, et qui, finalement, nous ressemblent».
Pour Nini Bélanger, collaborer avec une actrice d’origine catalane lui a permis de voir d’un oeil neuf le manifeste du Front de libération du Québec (FLQ) — un texte très fort dans notre imaginaire collectif, mais qu’on ne connaît pas vraiment, dit-elle. En voyant Emma Gomez réagir si fortement à cette «charge anticapitaliste, anti-État», la metteure en scène de Beauté, chaleur et mort a compris que son niveau d’indignation s’était un peu émoussé. («Et c’est peut-être de ça qu’on a besoin au Québec: un peu d’indignation.») À partir de ce brûlot, elles posent la question : «À quoi sert l’immigration maintenant dans notre système capitaliste?»
Bachir Bensaddek, lui, revisite un autre moment traumatique de notre histoire: le discours post-référendaire de Jacques Parizeau. «Le 30 octobre 1995 reste une date assez majeure dans ma vie parce que j’ai vu des gens que j’aime blessés au plus profond de leur âme, des deux côtés du vote.» Le cinéaste québécois, immigré il y a 25 ans en provenance d’Algérie, se demande ce qui «reste de nos peines», ce qu’on fait aujourd’hui d’une parole qu’on avait réduite à une formule («l’argent et les votes ethniques »), mais dont lui avait
surtout retenu un «nous» exclusif «extrêmement violent».
«Ce qui est intéressant quand on lit le discours, c’est qu’on se rend compte qu’il y a une partie écrite, et une autre improvisée. Il y a, sous-jacente, une tentative de consoler les gens, mais qui est inhibée par la douleur, l’amertume. On a donc pu dégager deux personnages, afin que ces lignes de force s’affrontent et donnent naissance à un nouvel objet. » Un dialogue porté par les comédiennes Inès Talbi et Leila Thibeault-Louchem,
qui revisitent ainsi cet
événement. «L’Histoire, c’est une question d’interprétation, de toute façon. »
Aventure risquée
Dave Jenniss a plutôt fini par écarter l’aspect historique. «Ce spectacle donne la chance de dire les vraies choses sur notre vie.» Il a donc demandé à ses comédiens, Marco Collin et René Rousseau, d’improviser sur leur réalité présente d’autochtones. Le directeur artistique du Théâtre Ondinnok a saisi cette occasion de ne pas tenir un « discours de victime», ou accusateur. «Je voulais pour une fois essayer l’autodérision parce
que les Innus, les Attikameks sont de grands blagueurs, et personne ne le sait. On regarde toujours le côté négatif. On peut rire de nos travers, mais en faisant réfléchir le spectateur aussi, avec un message et des malaises. J’ai une petite crainte, mais c’est ça le spectacle: on risque quelque chose. »
La chorégraphe Mélanie Demers avoue avoir d’abord soupiré devant cette proposition de « spectacle sur la diversité ». «Parfois, je me sens un peu utilisée dans ces choses-là. Et je n’avais pas besoin de faire [quelque chose] de spécial pour parler de la diversité: c’est ma vie.» La danseuse, qui a découvert dans ce milieu un lieu de liberté où elle peut vraiment prendre son espace sur scène — contrairement au théâtre —, a préféré faire parler les corps. Elle va créer avec ses interprètes coutumiers (Angie Cheng et Jacques Poulin-Denis) des figures d’Adam et Ève qui s’écartent de la conception convenue. Une oeuvre où «un regard très frontal est porté sur le public. On se demande qui regarde qui, en fait. Et qui s’habitue à qui».
En entrevue, Mélanie Demers soulève un regard critique sur certains éléments jugés problématiques dans le concept de départ. «Il y a toujours ce piège de mettre la blancheur au centre du spectre À TE REGARDER, ILS S’HABITUERONT Idéation et codirection artistique: Olivier Kemeid et Mani Soleymanlou. Une coproduction du Théâtre de Quat’Sous et Orange Noyée. Du 5 au 30 septembre, au Théâtre de Quat’Sous.