Le Devoir

« Dating » : extension du domaine relationne­l

- SOPHIE CHARTIER

«Le dating, c’est un peu comme le Club Med. C’est le fun d’y rester pour un temps, tu peux essayer plein de choses que tu ne connais pas. Mais tu ne veux pas vivre » à Cuba toute ta vie, pas vrai ? Anne-Marie Dupras, humoriste et blogueuse

La langue de Molière a-t-elle des limites qui ouvrent la porte aux emprunts? Cet été, Le Devoir se penche sur certains mots anglais récents de plus en plus utilisés en français et qui n’ont pas trouvé d’équivalent juste dans notre langue. Aujourd’hui, pour clore la série: « dating ».

Disons que vous êtes célibatair­e. Et disons que vous avez été présenté à une personne qui vous plaît, par voies virtuelles ou non, que vous allez prendre quelques verres, sortez au resto, avez une première relation sexuelle… Si tout va bien et que les partenaire­s se plaisent, il viendra bien le moment, après quelques mois (peutêtre moins, peut-être plus?) de fréquentat­ion, où l’un des deux demandera la fameuse question : « Que sommesnous ? » Mais d’ici à ce que la conversati­on définisse la nature de la relation, on erre dans la nébuleuse du dating.

«Je trouve qu’on vit la pire époque pour l’amour!» s’exclame Anne-Marie Dupras, humoriste et auteure du blogue et du livre du même nom, Ma vie amoureuse de marde. Même si, depuis le lancement de son blogue portant sur le désespoir amoureux, la jeune quarantena­ire a rencontré son mari, elle continue d’alimenter son site, pour ses quelque 30 000 amateurs (surtout amatrices, précise-t-elle). « On donne moins de chances qu’avant. Avec la multiplica­tion des façons de se rencontrer, j’ai l’impression qu’on a toujours en tête qu’il y aurait peut-être mieux ailleurs.»

L’expression « dating », l’humoriste l’entend souvent de la bouche de célibatair­es en quête d’amour. « Ça veut dire que les partenaire­s se voient de

façon régulière, mais ne sont pas encore officiels, précise-telle. En anglais on va entendre “we’re dating”, un peu par opposition à “we’re going out” [que l’on réserve] pour le couple. Je trouve ça vraiment adapté aux réalités d’aujourd’hui.»

Chiara Piazzesi, prof au Départemen­t de sociologie de l’UQAM, travaille sur les discours amoureux et l’intimité. Elle doit souvent trouver les mots pour décrire les différente­s configurat­ions amoureuses et relationne­lles actuelles. «L’expression “dating system” est même presque devenue un terme technique pour parler d’un ensemble de pratiques. Le dating fait référence à un processus qui se prolonge au-delà d’un premier rendezvous entre deux partenaire­s, qui sont tenus d’agir en fonction d’un certain scénario.» Pour parler de ces mécanismes complexes, la chercheuse a conservé l’expression anglaise dans ses travaux. «Il n’y a pas d’équivalent en français, affirme Mme Piazzesi. Je n’en connais pas non plus qui existeraie­nt dans ma langue maternelle, l’italien, non plus en allemand.»

Le modèle québécois

La terminolog­ie amoureuse et relationne­lle est également très importante aux yeux de Carl Rodrigue, étudiant au doctorat en sexologie, qui travaille, dans le cadre de sa thèse, sur les relations amoureuses dont les partenaire­s ne forment pas un couple. « Toutes ces étiquettes que l’on crée ne sont pas anodines », explique-t-il. Il existe d’ailleurs tout un éventail de degrés d’engagement dans ce qu’on appelle le dating, précise-t-il.

« Au Québec, notre concept de fréquentat­ion est vraiment unique, ajoute le jeune chercheur. Si j’allais en France et que je demandais à des gens de me présenter leur “fréquentat­ion”, on ne me comprendra­it pas. Aux États-Unis, on va ajouter un qualificat­if pour décrire le niveau de relation, comme casual ou serious, à dating. Mais ici, le dating est une étiquette passe-partout. Parfois, les partenaire­s se voient dans le but implicite ou explicite de former un couple. D’autres fois, non. Parfois les partenaire­s se voient en amis qui ont des relations sexuelles. Certains sont à l’aise avec l’expression “fuck friend”, mais elle est plus mal vue socialemen­t que “fréquentat­ion”. Et puis une date, ça peut à la fois être un individu et un événement. »

Martin Blais, sociologue et professeur au Départemen­t de sexologie de l’UQAM — il est d’ailleurs le directeur de thèse de Carl Rodrigue —, observe effectivem­ent une prolongati­on de la période transitoir­e entre célibat et relation officielle. « Aujourd’hui, la réalisatio­n de soi ne passe plus nécessaire­ment par le couple, avance-t-il, prudent, en guise d’explicatio­n au phénomène. Je crois qu’il existe toujours une

majorité qui a des aspiration­s romantique­s classiques, mais on se permet plus d’expériment­ations qu’à une certaine époque. » Les célibatair­es d’aujourd’hui auraient une tolérance plus élevée pour un certain niveau d’ambiguïté relationne­lle, croit le professeur Blais. Ce qu’il ne voit pas comme une mauvaise chose. L’exploratio­n des autres et de soi a ses avantages !

Degrés d’engagement

« C’est très engageant de se définir comme couple, observe Carl Rodrigue, qui se penche exclusivem­ent sur les hétérosexu­els âgés de 18 à 25 ans de la région de Montréal. On se fréquente parce qu’on ne sait pas toujours où la relation va mener. Dire “je t’aime” pour la première fois à son ou à sa partenaire, c’est toute une affaire, chez nous!» Ce qu’il voit ressortir dans sa recherche, c’est une peur de brusquer l’objet de nos désirs. Au lieu d’être clair sur leurs désirs, par peur de faire fuir, nombreux sont les partenaire­s qui vont freiner les ardeurs. «Beaucoup de choses ne sont pas nommées, ajoute M. Rodrigue. On va fonctionne­r plutôt avec des indices. Si l’autre me dit telle chose, répond avec rapidité à mes messages, ça doit vouloir dire qu’il ou elle veut former un couple, par exemple. Pour de nombreuses personnes, je crois que le fait d’énoncer le processus de séduction, ça tue une certaine magie, ça devient un peu protocolai­re. »

Pour Anne-Marie Dupras, cette tendance à l’ambiguïté est néfaste, car elle peut blesser. «Le dating, c’est un peu comme le Club Med. C’est le fun d’y rester pour un temps, tu peux essayer plein de choses que tu ne connais pas. Mais tu ne veux pas vivre à Cuba toute ta vie, pas vrai? Le dating ça ne devrait pas être un jeu, ça reste des êtres humains qui se mettent à nu.»

Carl Rodrigue refuse de poser des jugements moraux sur les comporteme­nts et la terminolog­ie qu’il observe. «Tous les modèles théoriques qui s’installent dans l’intimité témoignent de transforma­tions sociales. Les gens se font dire par la société d’être à l’écoute d’eux-mêmes et de faire passer leurs besoins d’abord. Je crois que de nombreuses personnes ne savent pas trop de quoi ils ont besoin. »

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Les célibatair­es d’aujourd’hui seraient plus tolérants avec un certain niveau d’ambiguïté relationne­lle.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Les célibatair­es d’aujourd’hui seraient plus tolérants avec un certain niveau d’ambiguïté relationne­lle.

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