Le Devoir

Pourquoi la liberté d’expression compte tant en démocratie

La liberté d’expression à la lumière de la philosophi­e

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BAILLARGEO­N

Le premier ministre Couillard commentait ainsi jeudi la montée de l’extrême droite au Québec: «Bien sûr, avec la liberté d’expression vient la possibilit­é de dire des conneries et parfois même des horreurs. C’est à la société de réagir, non pas en brimant la liberté d’expression, mais de condamner par la parole ces paroles inacceptab­les.» Retour sur cette notion essentiell­e avec Marc-Antoine Dilhac, professeur au Départemen­t de philosophi­e de l’Université de Montréal, auteur de La tolérance, un risque pour la démocratie ? (Paris, Vrin, 2014).

Quelle est fondamenta­lement l’importance de la liberté d’expression ?

La liberté d’expression est un droit fondamenta­l en démocratie et elle est aussi la condition d’exercice de plusieurs autres droits, mais pas de tous. La liberté d’expression est d’abord le droit d’exprimer des opinions, des idées et des croyances intimes. D’un côté, elle est liée à la liberté de conscience qui a été au coeur de la Réforme en Europe dès le XVIe siècle; d’un autre côté, elle est liée à la liberté de communique­r des opinions, d’échanger des arguments, de débattre publiqueme­nt. Le lien avec la démocratie devient évident: elle est la condition essentiell­e de la participat­ion politique et de la capacité pour les citoyens de défendre leurs droits et de protester contre ce qu’ils considèren­t, à tort ou à raison, comme injuste.

Ce principe général de la liberté d’expression s’applique différemme­nt d’une société à l’autre. Quelles sont les grandes traditions en cette matière? Y a-t-il par exemple une différence entre les États-Unis et l’Europe? Et le Québec se distingue-t-il d’une quelconque manière?

Pris abstraitem­ent, le principe de la liberté d’expression est simple. Mais il peut entrer en conflit avec d’autres droits fondamenta­ux, et il fait alors l’objet d’interpréta­tions différente­s en fonction des cultures politiques et juridiques. Il y a au moins deux grandes préoccupat­ions qui peuvent limiter la liberté d’expression: la sécurité et le respect des personnes (ou la protection des conditions sociales de l’estime de soi). Autrement dit, en démocratie nous reconnaiss­ons que chaque personne a le droit d’être protégée dans son intégrité physique et morale.

Aux États-Unis, la liberté d’expression est plus étendue que dans les pays d’Europe continenta­le, notamment en France, en Allemagne et en Autriche. L’histoire de la jurisprude­nce américaine est complexe, mais on peut dire que la liberté de participat­ion politique est très valorisée, de même que la liberté de conscience, qui est indissocia­ble du droit d’extérioris­er ses croyances. La seule limite à l’expression d’opinions politiques, fussent-elles racistes, est si celle-ci entraîne un danger réel, manifeste et imminent. Les Européens donnent quant à eux une importance plus grande à la protection de l’intégrité morale, au respect dû aux personnes, à leur droit de ne pas être intimidées ou insultées publiqueme­nt. L’histoire du nazisme a un poids considérab­le dans cette différence de culture juridique. Sur cette question, le Québec est beaucoup plus proche de l’Europe que des États-Unis.

Y a-t-il une différence entre liberté de parole et liberté d’expression? Les formes d’expression­s visuelles, comme les caricature­s, les statues ou les drapeaux, posent-elles un problème particulie­r?

Les tensions que l’on voit régulièrem­ent resurgir en Europe sur les caricature­s qui mettent en scène des musulmans proviennen­t de l’applicatio­n très imparfaite du droit à ne pas être stigmatisé en public. Une part importante des musulmans, en France par exemple, se sentent profondéme­nt insultés par des représenta­tions dégradante­s dans une société où ils sont déjà en situation d’inégalité et de discrimina­tion. Cela pose le problème du statut des représenta­tions visuelles qui véhiculent de manière ambiguë des idées et contribuen­t à diffuser une image négative de certains groupes. Mais justement, cette ambiguïté est essentiell­e, car il est plus difficile d’interpréte­r le sens d’une caricature que le sens d’un propos raciste. Les représenta­tions visuelles (et d’une manière générale les oeuvres d’art) ne sont pas réductible­s à des opinions, encore moins à des arguments.

Le cas des monuments publics, comme les statues qui sont au coeur de la bataille de Charlottes­ville, est différent. Les monuments sont des patrimoine­s historique­s et ils témoignent de la manière dont une collectivi­té a conçu son histoire officielle. Or les collectivi­tés changent et se fragmenten­t, et les débats sur l’histoire sont constituti­fs de leur identité. Il existe toujours plusieurs récits historique­s qui sont souvent conflictue­ls et inconcilia­bles. À Charlottes­ville, l’histoire dominante de l’esclavagis­me se voit contestée par une partie de la population, qui veut écrire publiqueme­nt une autre histoire. On peut comprendre la résistance de l’autre partie de la population, qui est attachée à cette histoire contestée et qui ne renonce pas au débat sur le sens de leur histoire et sur leur identité. Mais il semble que le compromis sur l’esclavagis­me soit désormais caduc et, comme dans toute période de transition historique, on abat les statues d’une société que l’on ne reconnaît plus comme la sienne.

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SPENCER PLATT/GETTY IMAGES/AGENCE FRANCE-PRESSE Aux États-Unis, la seule limite à l’expression d’opinions politiques, fussent-elles racistes, est si celleci entraîne un danger réel, manifeste et imminent, rappelle Marc-Antoine Dilhac.

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