Pourquoi la liberté d’expression compte tant en démocratie
La liberté d’expression à la lumière de la philosophie
Le premier ministre Couillard commentait ainsi jeudi la montée de l’extrême droite au Québec: «Bien sûr, avec la liberté d’expression vient la possibilité de dire des conneries et parfois même des horreurs. C’est à la société de réagir, non pas en brimant la liberté d’expression, mais de condamner par la parole ces paroles inacceptables.» Retour sur cette notion essentielle avec Marc-Antoine Dilhac, professeur au Département de philosophie de l’Université de Montréal, auteur de La tolérance, un risque pour la démocratie ? (Paris, Vrin, 2014).
Quelle est fondamentalement l’importance de la liberté d’expression ?
La liberté d’expression est un droit fondamental en démocratie et elle est aussi la condition d’exercice de plusieurs autres droits, mais pas de tous. La liberté d’expression est d’abord le droit d’exprimer des opinions, des idées et des croyances intimes. D’un côté, elle est liée à la liberté de conscience qui a été au coeur de la Réforme en Europe dès le XVIe siècle; d’un autre côté, elle est liée à la liberté de communiquer des opinions, d’échanger des arguments, de débattre publiquement. Le lien avec la démocratie devient évident: elle est la condition essentielle de la participation politique et de la capacité pour les citoyens de défendre leurs droits et de protester contre ce qu’ils considèrent, à tort ou à raison, comme injuste.
Ce principe général de la liberté d’expression s’applique différemment d’une société à l’autre. Quelles sont les grandes traditions en cette matière? Y a-t-il par exemple une différence entre les États-Unis et l’Europe? Et le Québec se distingue-t-il d’une quelconque manière?
Pris abstraitement, le principe de la liberté d’expression est simple. Mais il peut entrer en conflit avec d’autres droits fondamentaux, et il fait alors l’objet d’interprétations différentes en fonction des cultures politiques et juridiques. Il y a au moins deux grandes préoccupations qui peuvent limiter la liberté d’expression: la sécurité et le respect des personnes (ou la protection des conditions sociales de l’estime de soi). Autrement dit, en démocratie nous reconnaissons que chaque personne a le droit d’être protégée dans son intégrité physique et morale.
Aux États-Unis, la liberté d’expression est plus étendue que dans les pays d’Europe continentale, notamment en France, en Allemagne et en Autriche. L’histoire de la jurisprudence américaine est complexe, mais on peut dire que la liberté de participation politique est très valorisée, de même que la liberté de conscience, qui est indissociable du droit d’extérioriser ses croyances. La seule limite à l’expression d’opinions politiques, fussent-elles racistes, est si celle-ci entraîne un danger réel, manifeste et imminent. Les Européens donnent quant à eux une importance plus grande à la protection de l’intégrité morale, au respect dû aux personnes, à leur droit de ne pas être intimidées ou insultées publiquement. L’histoire du nazisme a un poids considérable dans cette différence de culture juridique. Sur cette question, le Québec est beaucoup plus proche de l’Europe que des États-Unis.
Y a-t-il une différence entre liberté de parole et liberté d’expression? Les formes d’expressions visuelles, comme les caricatures, les statues ou les drapeaux, posent-elles un problème particulier?
Les tensions que l’on voit régulièrement resurgir en Europe sur les caricatures qui mettent en scène des musulmans proviennent de l’application très imparfaite du droit à ne pas être stigmatisé en public. Une part importante des musulmans, en France par exemple, se sentent profondément insultés par des représentations dégradantes dans une société où ils sont déjà en situation d’inégalité et de discrimination. Cela pose le problème du statut des représentations visuelles qui véhiculent de manière ambiguë des idées et contribuent à diffuser une image négative de certains groupes. Mais justement, cette ambiguïté est essentielle, car il est plus difficile d’interpréter le sens d’une caricature que le sens d’un propos raciste. Les représentations visuelles (et d’une manière générale les oeuvres d’art) ne sont pas réductibles à des opinions, encore moins à des arguments.
Le cas des monuments publics, comme les statues qui sont au coeur de la bataille de Charlottesville, est différent. Les monuments sont des patrimoines historiques et ils témoignent de la manière dont une collectivité a conçu son histoire officielle. Or les collectivités changent et se fragmentent, et les débats sur l’histoire sont constitutifs de leur identité. Il existe toujours plusieurs récits historiques qui sont souvent conflictuels et inconciliables. À Charlottesville, l’histoire dominante de l’esclavagisme se voit contestée par une partie de la population, qui veut écrire publiquement une autre histoire. On peut comprendre la résistance de l’autre partie de la population, qui est attachée à cette histoire contestée et qui ne renonce pas au débat sur le sens de leur histoire et sur leur identité. Mais il semble que le compromis sur l’esclavagisme soit désormais caduc et, comme dans toute période de transition historique, on abat les statues d’une société que l’on ne reconnaît plus comme la sienne.