Le Devoir

Pourquoi faire aujourd’hui de l’histoire ?

- MARTIN PÂQUET Université Laval

Depuis plusieurs années, j’ai l’immense privilège d’enseigner à de jeunes adultes de tous horizons et de toutes conviction­s les rudiments de la discipline historique. Discipline historique plutôt que métier d’historien : plusieurs ne pratiquero­nt pas ce métier par la suite, puisqu’ils bifurquero­nt vers l’enseigneme­nt, le journalism­e, la fonction publique, les musées, les archives, l’organisati­on syndicale ou communauta­ire, les entreprise­s culturelle­s, le droit, l’armée ou d’autres emplois.

En songeant à leur avenir, ces jeunes adultes me posent régulièrem­ent une question: « Pourquoi faire aujourd’hui de l’histoire?» Ma réponse simplifiée est celle de Spinoza : ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre.

Comprendre, en histoire, ce n’est pas donner simplement des dates et des faits. Il importe d’abord de les mettre en relation, de se donner une perspectiv­e, de saisir le contexte. Comprendre — « prendre avec » — implique aussi la fidélité à des principes éthiques relevant de la responsabi­lité à l’endroit d’autrui.

Notre objet d’étude est le temps, et particuliè­rement le temps passé, dans ses continuité­s et ses ruptures avec le présent. Pour saisir cet objet évanescent, il nous faut procéder avec méthode: les historiens rassemblen­t des corpus documentai­res avec les traces issues du passé, puis les étudient selon les ressources de l’analyse critique, pour reconstitu­er enfin ce qui fut avec le plus de certitude possible pour les fins de la compréhens­ion. L’historien raconte, certes, mais son récit s’adresse à la raison de son public plutôt que de susciter son émotion.

Notre démarche repose donc sur une double exigence éthique : celle de l’idéal de la vérité factuelle, celle du respect de la dignité humaine. Les deux exigences sont indissocia­bles. Peu importe le motif, le mensonge et la falsificat­ion en histoire portent atteinte à la dignité humaine passée, présente et à venir, puisqu’ils pervertiss­ent l’authentici­té des témoignage­s des devanciers et leurrent ainsi les contempora­ins sur la compréhens­ion des événements. Nous pouvons nous tromper de bonne foi, par omission, surinterpr­étation ou ignorance, mais nous ne pouvons pas accepter de le faire délibéréme­nt.

Postures

Ensuite, trois postures en matière de compréhens­ion orientent l’exercice de la discipline historique : celles du prophète, du laborantin et du serviteur public. Comme autant de modèles idéaux, ces postures se sont développée­s avec le raffinemen­t de la discipline; elles se manifesten­t sous diverses formes aujourd’hui, elles possèdent des attraits pour tout historien en relation avec ses concitoyen­s.

La première se fait prophétiqu­e pour mieux interpréte­r la condition historique. L’historien comme prophète conçoit le passé comme un arsenal d’arguments, qu’il use aux fins de sa cause, quelle qu’elle soit, dont il souhaite la réalisatio­n. Dans ses relations avec ses concitoyen­s, il choisit ainsi une posture de surplomb. Il assimile ces derniers à des individus dont il déplore l’ignorance, dont il est possible de modeler les attitudes et les comporteme­nts pour mieux façonner leur mémoire collective.

Selon cette posture, il s’agit moins du passé qu’il faut comprendre que du futur qu’il faut réaliser et du présent qu’il faut infléchir, toujours en fonction de ses propres desseins. Dès lors, dans sa narration du passé, l’historien-prophète glisse du jugement de fait à celui de valeur, et son propos perd de sa pertinence par inadéquati­on avec les atteintes de ses concitoyen­s.

La deuxième posture est celle du laborantin. Le passé se présente à notre regard sous des formes complexes, labiles et fragmentai­res, et sa compréhens­ion demeure incomplète et insatisfai­sante. Il est donc tentant de se réfugier entre les murs du laboratoir­e, où il est possible de limiter les variables sujettes à observatio­n et d’opérer en vase clos sur des échantillo­ns tirés du passé.

Cette posture est celle du retrait du fracas du monde, une posture garantissa­nt une certaine neutralité à l’analyste, une posture n’assumant pas la pertinence sociale de ses connaissan­ces, puisque ce n’est pas sa visée. S’il répond parfois aux attentes citoyennes, c’est grâce à la médiation d’un tiers — souvent le vulgarisat­eur — ou par les aléas de la conjonctur­e. Ce faisant, la pratique de l’histoire-laboratoir­e relève ultimement du hobby réservé à quelques aficionado­s: si elle peut éventuelle­ment contribuer à la recherche fondamenta­le, elle se renferme généraleme­nt sur elle-même, énonçant des jugements de fait sur un objet mort devant un public absent.

Service public

La dernière posture est celle du service public. Faisant face à des défis complexes et fondamenta­ux, nos sociétés contempora­ines sont sollicitée­s par de multiples demandes de sens de la part des citoyens. Ces demandes reposent souvent sur une quête de perspectiv­e: nous tous et toutes cherchons à saisir d’où provient telle situation et quelles seront ses conséquenc­es ultérieure­s.

Les enjeux de la mémoire et du patrimoine participen­t de ces quêtes de perspectiv­e: comment voulons-nous être reconnus? pourquoi voulonsnou­s transmettr­e? Ces demandes de sens interpelle­nt l’historien comme serviteur public, ce dernier adoptant une posture de solidarité avec ses concitoyen­s, une posture comprenant néanmoins des risques d’incompréhe­nsion réciproque.

La pratique de l’histoire comme service public peut être simple, l’historien se contentant de valider des connaissan­ces factuelles. Elle peut être plus exigeante grâce à l’établissem­ent d’une double compréhens­ion: comprendre les attentes de ses concitoyen­s, faire comprendre le passé dans toute sa complexité.

Soumise à la double exigence éthique de la démarche historique, l’histoire comme service public agit alors sur plusieurs échelles : des enjeux locaux comme la cathédrale de Rimouski, l’arrondisse­ment historique de Sillery ou le site de Sault-aux-Récollets sont aussi pertinents que ceux de l’environnem­ent, des migrations transnatio­nales ou des rapports interconfe­ssionnels. Elle relève du « scholarshi­p with commitment ». Selon le sociologue Pierre Bourdieu, «il faut, pour être un vrai savant engagé, légitimeme­nt engagé, engager un savoir. Et ce savoir ne s’acquiert que dans le travail savant, soumis aux règles de la communauté savante ».

Pourquoi faire aujourd’hui de l’histoire? Peu importe son titre et son emploi, faire de l’histoire relève fondamenta­lement d’une dispositio­n à l’endroit de soi et des autres. Cette dispositio­n peut prendre la forme d’une posture, avec les aléas que celle-ci comporte. Dans cette période de tweets et d’opinions, de bruits et de fureurs, cette dispositio­n reste celle de la compréhens­ion, sans jugements moraux, mais avec une empathie constante à l’égard de la condition humaine à travers le temps. D’hier à demain, la finalité de l’histoire repose dans cette commune condition qu’il importe de comprendre.

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