Claude Gingras, itinéraire d’un frondeur chanceux
Un documentaire raconte le métier de critique musical à travers sa figure la plus explosive
Dans sa série de documentaires 1001 vies, ICI Radio Canada Télé diffuse samedi à 21 h un documentaire sur Claude Gingras, critique musical à La Presse pendant 63 ans. Plus qu’une découverte d’un métier en voie de disparition, le film Claude Gingras critique est avant tout une rencontre avec un personnage connu de peu de gens.
En visionnant le documentaire Claude Gingras critique, réalisé par Christine Gautrin et Patrice Massenet, une réflexion viendra immédiatement à l’esprit de ceux qui le connaissent bien: «C’est lui, c’est vraiment lui!»
Personnage discret et secret, Claude Gingras le reste quand il le veut: «Je suis étonné, avec la vie de débauche que j’ai menée, d’être encore en vie à 84 ans. Je ne me suis privé de rien, croyezmoi!» dit-il à la documentariste, avant de refermer ce chapitre. On n’en saura pas plus.
Par contre, quand Marie-Nicole Lemieux prend congé de lui, après leur première rencontre, à un événement-bénéfice, elle lui glisse dans l’oreille «Vous êtes un grand sensible.» Voici donc le grand méchant loup démasqué: un sensible écorchant des sensibles. La balle n’a pas été saisie au bond par les documentaristes, qui, au fond, décortiquent assez peu le métier et ses exigences.
La forte tête et la censure
Le Devoir a voulu connaître les réactions du principal intéressé à ces 52 minutes autour de sa personne. «J’y croyais plus ou moins», statue-t-il sur la légitimité du projet, tout en confessant n’avoir plus eu de doutes une fois la chose sur les rails. Il regrette toutefois que «la dernière soirée au journal n’ait pas trouvé une place plus importante dans le montage».
Après avoir découvert dans le documentaire comment Claude Gingras avait choqué à sa première critique (on ne devait pas, à l’époque, émettre de commentaires négatifs!), nous voulions savoir comment cette forte tête avait pu survivre à une époque totalement éludée dans le film: la période 19531967, celle de la censure, inépuisable source de savoureuses anecdotes.
«Monseigneur Chaumont lisait tous les journaux de Montréal et lorsque quelque chose déplaisait, il téléphonait à Minoune. Minoune était le surnom de la femme du propriétaire de l’époque, monsieur Dutremblay. Lorsqu’elle avait été alertée par Mgr Chaumont, Minoune téléphonait à son seul contact à la salle de rédaction, un employé de ce qu’on appelait “la morgue”, l’endroit où on mettait les photos, un certain Ernest Paquin, vague assistant à bretelles dont elle avait connu la mère ou la tante, domestique chez elle. Parce que quelqu’un avait employé le mot “maîtresse” ou le mot “dimanche”, ce Paquin allait voir le chef de l’information, Hervé Major, un type à visière, disciple de Charles Maurras, qui haïssait tout ce qui bougeait. En voyant Paquin dans les couloirs, tout le monde tombait de sa chaise: c’était le règne de la peur ! »
«Des gens comme ça, cela ne pourrait même plus exister», songe Claude Gingras.
Dans la section Arts et spectacles, le mot «sensuel» était banni, certes, mais aussi le mot «dimanche». « Il fallait employer “hier”, “demain” ou “après-demain”, car le dimanche, on allait à la messe, pas au spectacle!» Claude Gingras a résisté: « J’ai toujours lutté contre ça. J’ai toujours été comme ça. Déjà enfant, quand ma mère m’a mis pensionnaire dans ma propre ville sans m’en parler.»
À La Presse, le frondeur avait un certain pouvoir de choquer lorsqu’il était responsable de la mise en page : «Ily avait aussi du danger pour les photos. Je m’arrangeais pour prendre les plus audacieuses afin de les écoeurer. Je m’en sortais en disant qu’il n’y en avait pas d’autres. Et le mot “dimanche”, je l’utilisais. Au début, ils me le faisaient remarquer. Ensuite, plus tellement. Je ne me suis jamais occupé de leurs diktats. Une fois, à la veille du Vendredi saint, j’avais écrit “Film comique demain au Loews”. C’était un fait, pas un commentaire. Je n’ai pas eu d’échos. » Minoune était peutêtre à la messe !
Quand le boulet est-il passé le plus près de la tête de Claude Gingras? « Plusieurs fois, mais ce n’était pas un bien gros boulet et je n’ai jamais eu peur, car je suis un être chanceux. Si je racontais les chances que j’ai prises dans ma vie, on ne me croirait pas. J’ai toujours eu un ange audessus de ma tête.»
Soudainement consensuel
Si ce documentaire, à la bande sonore remarquablement conçue et mixée, attire l’attention, c’est parce que les témoins aussi privilégiés de 60 ans de la vie musicale d’une métropole ne sont pas nombreux. De ce point de vue-là, Claude Gingras critique est plutôt réussi, avec des retours en arrière sur Callas et Pavarotti, mais trop peu d’anecdotes sur la miraculeuse année d’Expo 67.
Il est aussi rare de voir un documentaire sur un critique musical et, même si le personnage est surprenant et attachant, c’est à ce chapitre que Claude Gingras critique pèche, hélas, hors les remarques très sensées de Karina Gauvin sur la dilution des repères et des balises. Il manque un regard plus acéré sur le métier de critique et son évolution.
Il y a aussi cet étrange «tropplein» qui fait que l’on se demande comment le personnage le plus controversé de la scène classique de la métropole est devenu d’un coup un gourou aussi consensuel, certains témoignages, comme celui de Yannick Nézet-Séguin voyant en lui «le critique dans le monde […] dont jamais le fond de la pensée n’était erroné», laissant carrément pantois.
Pour éviter un excès hagiographique et cerner la réalité de l’influence de Claude Gingras sur la vie musicale de la métropole, il aurait été intéressant, par exemple, de savoir si certains artistes ne se produisaient pas ou plus à Montréal par crainte de ses foudres.
Il y a aussi, hélas, un manque de recul des documentaristes par rapport aux opinions de leur sujet: «Pas facile pour Kent Nagano, le chef de l’OSM, le plus grand orchestre montréalais, de faire face à un chef prestigieux comme Yannick Nézet-Séguin et à l’Orchestre Métropolitain, un orchestre montant», dit Christine Gautrin en voix hors champ. Euh? Kent Nagano, à son arrivée en 2006, était une vedette mondiale alors que personne, hors du pays, ne connaissait le nom Nézet-Séguin et l’existence d’un autre orchestre à Montréal. On a connu des situations plus difficiles…
En dépit de ces défauts «cosmétiques », Claude Gingras critique permet cependant de toucher du doigt, l’espace de 52 minutes, l’amour de cette «chose vaporeuse, inaccessible et grande» qu’est la musique. C’est rare et précieux.